Monsieur Saint Haute était écrivain. Et même romancier. S'il avait rédigé quelques savantes études alimentaires, il ne se plaisait que dans les histoires que l'on appelle « de cape et d'épée ». Son héros ne vivait pas sous la Régence comme Monsieur de Lagardère, sous Louis le quinzième comme Monsieur de la Guerche, sous Louis le treizième comme Monsieur d'Artagnan ni sous Charles le neuvième comme le beau Bussy. Non, c'est sous le règne du bon roi Henri le quatrième, dans une France apaisée – la conversion du roi et l'édit de Nantes ayant mis fin aux guerres de Religion – que son héros s'aventurait. Ce n'était pas non plus à Paris, ni dans la belliqueuse Gascogne ou le Béarn que retentissait le bruit de ses exploits. Quinquet était des Massifs Centraux de l’Auvergne qui donna tant de vaillants capitaines à la France. Son château, un peu en ruine, il faut bien le dire, se dressait vaillamment sur un petit escarpement dominant une mince vallée d'allure fort peu guerrière, plutôt bucolique et d'un charme que, plus tard, on qualifiera de romantique. Notre héros, ou plutôt le héros de monsieur Saint Haute, s'appelait Quinquet. Ni chevalier, ni comte, ni marquis, ni même duc, juste Quinquet. Pas de prénom non plus. Quinquet. Il n'en était pas moins de grande et vieille noblesse, mais son ancêtre, le premier Quinquet, avait gagné ce nom à la bataille de Crécy en éclairant le vaillant comte de Luxembourg, Jean Premier, lorsque celui-ci rédigea son testament avant le combat. On sait que le vieux comte, et même roi de Bohème puis de Pologne, était aveugle. Il avait été l'un de ces nombreux héros suicidaires et fait lier son cheval à ceux de ses fidèles compagnons pour que ceux-ci puissent le guider au plus fort du combat. Après la bataille, on avait retrouvé leurs corps et ceux de leurs chevaux liés dans la mort comme ils l'avaient été dans l'héroïsme. Par respect et pour la beauté du geste, on les avait couchés dans la même tombe. On dit que le vieux comte avait tué autant d’amis que d’ennemis. Il n’est pas non plus impossible qu’il eût été frappé par ses compagnons, fatigués du massacre. Le nom de Quinquet resta à l'ancêtre. Le roi de France, Philippe VI de Valois, dit le Bien Fortuné, lui proposa terres et titres nobiliaires. Quinquet refusa, arguant que, devant tant de belle chevalerie, il n'abaisserait pas son noble surnom par un quelconque titre et porterait simplement le nom de Quinquet. En ferait autant le premier né de sa maison. Le nom des suivants lui importait peu. Ce fut son fort lointain descendant qui inventa la lampe à double courant d'air qui porte encore aujourd'hui le noble nom de Quinquet. Mais le Quinquet de monsieur Saint Haute habitait son château, un peu manoir, un peu ferme. Il y vivait parmi les poules et les oies, de quelques écus et du revenu – essentiellement en nature – de trois ou quatre fermes héritées du précédent Quinquet, son père. Orphelin de père et de mère, il avait, pour veiller sur lui, un couple de vieux domestiques qui avaient servi sous ses parents ; sous convenait bien à la Mauricette. Pour le mari de Mauricette, dont le nom avait disparu dans les brumes de l'oubli depuis longtemps, on l'appelait Enclume en souvenir de l'un des métiers qu'il avait exercés. Et lui, avait plutôt servi sur madame Quinquet – Framboise de son prénom, car elle avait un prénom – que sous. Quoiqu'elle fût renommée bonne cavalière. Mais le temps avait passé. En dehors de la cuisson du fermage pour le souper du soir, nos deux fidèles passaient le plus clair de leur temps à faire l'éducation du jeune Quinquet. Bien sûr, c'était l'escrime qui arrivait en première place. Mauricette avait même inventé une botte secrète. À force de voir ses deux hommes croiser le fer en pure perte – la science compensant la jeunesse – elle avait dit un jour : « Mais, l'adversaire, faut point l'amuser comme ça ! Faut le moucher comme une chandelle ! » Les deux combattants s'étaient arrêtés, interloqués. Elle avait précisé : « Voilà, on amène l'épée au-dessus de sa tête, on descend lentement le long du front (hommage à Lagardère), on suit l'arête du nez, on franchit la bouche et le menton et, pendant qu'il se demande où on veut en venir, droit dans la gorge ! On lui coupe le sifflet comme on mouche une chandelle ! » Idée de génie ! Les deux combattants avaient pratiqué et développé ce coup de Jarnac (qui n'était pas encore né) et l'avaient porté à un tel point de perfection que Quinquet ne fut plus appelé que "Chandelle", en hommage à cette botte. En revanche, le vieil Enclume avait, lui, trouvé une parade fulgurante à ce qu'il considérait comme le plus terrible des coups : le coup franc, le coup droit. Il avait enseigné à Chandelle à diriger son épée de telle façon qu'elle rencontre, pointe contre pointe, l'arme de son adversaire ; si on pense à la surface que représente la pointe d’une épée, on se rend compte de l'habileté nécessaire à la réussite de cette parade. C'est en voyant des archers fendre la flèche qui avait osé les précéder au centre de la cible que le brave Enclume avait eu cette idée. Il faut dire que monsieur Saint Haute pratiquait tout cela avec le seul adversaire qu'il eut reconnu de sa force c'est-à-dire lui-même. Dès le réveil, en pyjama devant sa glace et le parapluie à la main, il portait des coups terribles. Il est vrai que, tout naturellement, la pointe du parapluie rencontrait la pointe du parapluie même lors des constructions les plus savantes, même lorsqu'il portait la botte secrète de la vieille Mauricette. Ce jour-là, monsieur Saint Haute décida qu'il avait assez ferraillé, qu'il n'avait pas envie d'écrire et qu'il avait bien gagné une promenade jusqu'au marché qui lui servait d'inspiration pour les fermages en nature des trois ou quatre fermes du brave Quinquet. Il descendit alertement son escalier au bas duquel il rencontra son concierge qui, d'un air moqueur, lui dit : _ Belle journée, n'est-ce pas ? Monsieur Saint Haute sortit, furieux. Le faquin se fiche de moi et me prend pour un rentier. Tout ça parce qu'il ne me voit pas sortir à l'aube en bleu de travail et rentrer le soir exténué. Il croit que je ne fiche rien. Si Quinquet avait été là, il lui aurait fait voler son chapeau d'un coup de canne ! Il s'arrêta brusquement. L'absence de chapeau du concierge ne le gênait pas, mais… la canne de Quinquet ? Pourquoi diable Quinquet porterait-il une canne ? Ce n'est pas un maître de musique, ni un petit marquis, nous ne sommes pas sous le règne du bon régent… Il n'a pas pu être blessé, pas lui… La pensée ne s'arrêtait plus. Tragique. Il fallait qu'il trouve. Il fit demi-tour, rentra chez lui, se mit en tenue de travail, c'est à dire en pyjama, trouva une vieille canne dans le placard à balais et se mit en position de penseur devant la grande glace de son armoire auvergnate. Quinquet avançait sur le chemin de crête en balançant son bâton de marche tout en grommelant : _ Quelle histoire, mais quelle histoire ! Si seulement j'avais su ! Ce fut en marchant à grands pas qu'il se remémora les étranges circonstances qui l'avaient jeté sur la route de l'ermitage de Notre Dame du Petit Puits. L'ancêtre Quinquet, l'un des Quinquet – à peu près impossible de savoir lequel puisqu'ils n'étaient même pas numérotés – avait pris part au tout début des guerres de Religion. Il avait réussi à survivre grâce à son habileté à discuter le droit canon et les thèses de Calvin, ce qui faisait l'admiration de tous, et aussi grâce à une cachette, une pièce secrète située dans un recoin de son château, la Quinquetterie, comme l’appelaient les gens du pays. Une cachette, cela n'avait rien d'original, bien d'autres en avaient eu, à commencer par le sinistre baron des Adrets. Celle-ci, comme sûrement bien d'autres aussi, n'avait jamais été trouvée. On savait seulement – il l'avait avoué sur son lit de mort – qu'il y avait laissé une cassette et un testament. La cassette et le testament n'avaient jamais été découverts et on s'en était très bien passé ! De toute façon, c'était le Quinquet suivant qui héritait. Cela avait néanmoins été un jeu pour tous les enfants de rechercher la pièce secrète. Mais, comme les autres, notre Quinquet avait donné sa langue au chat. Et puis voilà que Mauricette, dans un couloir où elle possédait une armoire à ustensiles de ménage, glissa sur un morceau de savon qu'elle n'avait pas vu dans le noir, se rattrapa de son mieux au bord de ladite armoire, que celle-ci tourna en grinçant et laissa voir une ouverture ! Stupéfaite, Mauricette courut chercher Enclume qui courut chercher Quinquet, et les trois pénétrèrent avec le respect dû aux années et à la poussière dans la chambre secrète de Quinquet le religieux. Là, ils repérèrent quelques reliques de victuailles sous forme d'os de poulet disposés sur une table. À côté des livres de chevet de Quinquet se trouvaient deux bibles, une latine et une allemande, de beaux in-quarto respectables dont les rats avaient à peine goûté la reliure sans doute collée à l'arsenic comme cela se faisait en ce temps-là, une bouteille en terre, certainement remplie autrefois de bon vin d'Auvergne – mais à présent tristement vide – un bon fauteuil et, sur l'appui de la fenêtre meurtrière, un coffret. Le coffret ! Mauricette se chargea de porter le coffret, ils refermèrent le placard avec la ferme intention de ne jamais plus déranger cette auguste poussière et descendirent dans la grande salle. Enclume alluma une bonne flambée, Mauricette apporta son grand couteau, le pâté de chevreuil, un respectable flacon de Grandac, et Quinquet posa le coffret sur ses genoux. Pour un vieux coffret, c'était un vieux coffret ! En bois, certainement du châtaignier – pas un seul trou de ver – et cerclé de fer. Heureusement, point de serrure, il suffisait de lever le couvercle. Dedans, un parchemin et une bague. Quinquet sortit d'abord la bague. Une pierre rougeâtre réverbéra le feu et lança des flammes. _ Un goujat ! C'est un goujat ! cria la vieille Mauricette. _ Mais non, un goujat, c'est point une pierre, déclara Enclume, c'est un clampin sur un chantier… Cette bague, c'est un orgeat. Et un beau ! Quinquet, qui n'y connaissait rien en pierres fines, ne dit rien. Monsieur Saint Haute devant sa glace, réfléchissait. Lui non plus n'y connaissait rien en pierres précieuses ! Quelle idée avait eu le vieux Quinquet de le fourrer dans un pareil pétrin ? Heureusement, Saint Haute fréquentait, avec des pensées inavouables bien qu'avouées et agréées, une bijoutière, la belle Bérengère. Il fit une note mentale d'aller rendre visite à la belle sous un prétexte fallacieux et d'en profiter pour l'interroger sur les pierres à reflets rougeâtres. Quinquet pensa qu'il était temps de sortir le parchemin. Il le déplia lentement. Le document, un peu pâli mais bien lisible, était couvert de cette large écriture de l'époque. Quinquet lut à haute voix : « Quinquet, mon descendant ! Enfin tu as trouvé cette cassette dans sa cachette ! Le hasard seul y a veillé, ainsi que je l'ai voulu. Le moment où cela devait se faire est donc arrivé. Sache qu'il y a bien longtemps, lors du combat du Grand-Pré où, comme tu le sais sans doute, je me suis illustré en bénissant morts et moribonds des deux côtés du champ de bataille tantôt en latin tantôt en bon français, j'ai fait vœux à ma patronne, Notre Dame du Petit Puits, de la visiter en pèlerinage. Mais jamais je n'en ai eu le loisir et, sur la fin de ma vie, il est évident qu'il ne me sera pas donné de tenir ma promesse. Puisque le moment est venu, c'est donc toi qui vas le faire. Tu partiras à pied sans ta grande épée. Notre Dame du Petit Puits aime la paix et veillera sur toi. Mais, au cas où – il faut savoir aider les cieux – tu prendras mon bon bâton de marche, celui avec le pommeau en argent qui est comme un poing fermé. Si personne n'y a touché, il est rangé sous le lit de la grande chambre. Il serait bien étonnant qu'on ait été faire le ménage jusque-là. Tu emporteras la bague que tu as trouvée dans cette même cassette. Son grenat (c’est un grenat) possède des pouvoirs étonnants, tu t'en apercevras. Arrivé à l'ermitage, cette bague, tu la montreras à l'ermite, mon vieil ami Hubert, et il te dira quoi. Il sera sans doute très âgé, mais j'ai des raisons de penser qu'il sera toujours là. Va et ne manque pas à ma parole ! Tu ne le regretteras pas ! Pour trouver l'ermitage, que tu ne connais sans doute point, prends le chemin des crêtes, qui part de derrière la Quinquetterie, et marche durant trois jours droit devant toi vers le soleil sans te détourner. Comme le soleil tourne, tu tourneras et, au bout de trois jours pleins, tu seras arrivé. Emporte des provisions, il n'y a pas grand monde, la contrée est plutôt déserte et ça n'a pas dû changer. Et surtout, ne désespère pas mais invoque ma patronne pour qui tu fais ce pèlerinage, Notre Dame du Petit Puits. » C'est en grommelant que cheminait notre héros. Tenir sa propre parole, c'était déjà beaucoup, mais celle de l'ancêtre en plus ! Après trois jours de marche, dormant à la belle étoile, buvant aux ruisseaux de passage, mangeant le poulet et le pain de Mauricette, Quinquet arriva à l'ermitage. Monsieur Saint Haute remercia beaucoup la belle Bérengère de lui avoir montré un grenat – qu'elle espérait bien un peu recevoir en cadeau propitiatoire – et l'emmena dîner à la Tour des Cévennes, restaurant qu'elle affectionnait. Malgré le nom de l'endroit, le patron était un vieil ours des Ardennes qui les accueillit en hôtes de choix. Sitôt après les avoir installés à la plus belle et unique table, il découpa, sans attendre leurs instructions, de grandes tranches de jambon de son pays qu'il accompagna d'un verre d'un vin rosé à l'odeur sèche de caillasse au soleil. _ On pourrait penser, dit-il, que, dans nos Ardennes, le jambon se mange à la bière, mais ce serait une erreur. Le jambon donne soif, la bière étanche la soif… Ce serait une grave erreur ! Il faut savoir entretenir la soif. De plus, ce vin de chez moi est de bon augure. Il est rare et je le garde pour les vrais amis. Ensuite, ce fut un ragoût de sanglier, sans ses poils mais avec des champignons, et un petit alcool blanc pour le faire passer, distillat de poils de chèvre à l'odeur, mais efficace. Monsieur Saint Haute se sentait en forme. Il en profita pour demander à Bérengère : _ Belle Bérengère, toi qui vis parmi les joyaux et qui en es le plus pur et le plus radieux, connais-tu l'ermitage de Notre Dame du Petit Puits ? _ Jamais entendu parler, répondit-elle, insensible à la flatterie. C'est où, ce machin ? Tu voudrais qu'on y aille pour le week-end ? Moi, je préférerais plutôt Dieppe. Moules marinières et air du large font la bijoutière aimante et désirable ! _ Non, c'est en Auvergne. Va pour Dieppe, l'endroit est connu pour ses effets inspirateurs. Mais j'aimerais bien en savoir plus sur mon ermitage ! _ Une question se pose : si c'est en Auvergne, tu l'écris comment : Puits ? _ Sacrebleu ! s'écria Sainte Haute en attaquant le fromage et sa garniture de noix. Quinquet regarda autour de lui. Sans s'en rendre compte, il était arrivé au sommet d'un petit mont, colline arrondie, recouverte d'une herbe drue et odorante. Au sommet, une chapelle de pierre sèche orientée d'est en ouest comme il convient. Au nord, l'une de ces constructions en chapeau pointu qui dénote la présence d'un puits. Un peu plus loin, une sorte d'étable ou de bergerie ou d'abri recouvert de larges pierres plates taillées dans le basalte. Le soleil était contenu dans les premiers feux de cette belle journée de printemps. Devant l'étable-bergerie-abri, une table, un banc. Sur la table, un jambon, un grand fromage râblé polygonal, un pot ventru et, sur le banc, un jeune homme barbu, habillé d'une grande cape de laine brune, assis mais souriant. Celui-ci se leva et fit trois pas : _ Vous arrivez à temps pour le déjeuner ! Faut dire que je vous ai repéré depuis que vous êtes sur les terres de Notre Dame du Petit Puits dont je suis l'humble serviteur et qui vous accueille ici. Prenez place et dites-moi ce que vous venez faire dans cet endroit où personne ne vient jamais. Ce disant, il observait Quinquet et, tout étonné, s'exclama soudain : _ Mon vieux Quinquet ! Te voilà donc enfin ! Quelle joie ! Merci, Notre Dame ! Mais dis donc, tu n’as pas changé, dis donc, dis donc ! C'est Quinquet qui était étonné ! Et d'abord, qui était ce barbu ? L'ermite ? Bien sûr qu'Hubert était mort depuis des lustres et même plus. Alors, ce jeune homme… ? Qui le connaissait… ? Et qui l'appelait par son nom… ? Quinquet commença par s'asseoir comme il venait d'y être invité, puis, le bâton entre les jambes et le pommeau appuyé contre sa hanche, attrapa le verre que l'ermite, assis à son côté, lui avait versé. _ Tu as toujours la canne que je t'avais donnée ! s'écria l'ermite. En as-tu distribué des coups avec ce pommeau ! Poing de bronze, on te surnommait quand tu faisais retentir le crâne des imprudents ! Quelle joie de te voir ! Je savais bien que le moment était venu, mais quand même, j'ai du mal à le croire ! Quinquet demeurait interloqué. _ Pardonnez-moi, monsieur l’ermite, mais comment me connaissez-vous ? Qui êtes-vous et tout ça ? Et à votre bonne santé ! Il se boit, votre petit vin ! Et puis, pendant que j'y suis, pourquoi que l'endroit s'appelle du Petit Puits ? _ Houlà, je crois que je comprends la confusion ! Je te dirai tout après que tu auras goûté ce jambon. Mais surtout dis-moi d'abord – quoique je le sache – qui tu es vraiment et comment tu es arrivé ici ! Quinquet raconta tout : la cachette, le parchemin, la bague, la canne, les cailloux du chemin et le reste. Il ne restait plus beaucoup de jambon quand l'ermite reprit la parole : _ Donc, tu n'es pas mon Quinquet mais son descendant. Qu'est-ce que tu lui ressembles ! Tu ne peux pas cacher que tu es un Quinquet ! Par quel bout commencer ? Tout est miraculeux ici ! Sache que je suis Hubert, ermite de Notre Dame du Petit Puits depuis plus de trois cents ans. Je sais que c'est bizarre, mais c'est ainsi. Ma longévité est due au puits qui se trouve derrière ma chapelle. C'est un puits sacré. Nous nous trouvons au sommet d'un volcan éteint, comme il en existe de nombreux dans notre belle région. Avant de devenir le Petit Puits, il se nommait le Puy de la Soif car, dans la lave et le basalte, point d'eau. Un jour - j'étais alors jeune berger - je me suis aventuré dans le coin en cherchant, comme toujours, une brebis égarée. La course avait été longue, la journée torride comme elles peuvent l'être ici. La brebis et moi allions mourir de soif. J'ai invoqué Notre Dame et je lui ai demandé de faire un miracle, non pour moi, mais pour cette pauvre brebis égarée. La réponse fut ce puits qui, par miracle, rejoint une source d'eau fraîche au pouvoir merveilleux. Cette eau a su nous garder, la brebis et moi, en perpétuelle jeunesse. Avec le lait et la laine de cet animal, j'ai de quoi me nourrir et me vêtir et même d'avoir quelque surplus à échanger contre un jambon et un pot de bon vin pour les rares amis qui viennent jusqu'ici. Il y a une petite ferme dans la vallée. Ils ont un peu peur de moi qui ne change pas, mais ils me respectent et je prie pour eux. Quant au miracle de cette eau de jeunesse, il ne se produit que pour moi et la brebis. Tu vois, tu ne risques rien et le secret est bien gardé. Donc, il y a bien longtemps, ton aïeul est passé par là, guidé par le hasard. Il faut te dire qu'il avait déjà décidé de laisser ce fameux hasard guider sa vie. À quoi bon essayer de l'infléchir, puisque c'est lui qui décide ! Du moins, c'était la théorie de ton ancêtre. Les guerres commençaient et il se plaça sous la protection de Notre-Dame dans l'espoir de les traverser sans dommage. Elle sait bien, elle, que la religion n'est qu'un vêtement ! Et encore, un qui ne vaut guère contre la froidure et la bise ! Donc, Quinquet et moi étions amis. Et nous avions construit un projet : nous avions trouvé un trésor. Sans doute de templiers, qui sait… Tu vois, ton aïeul n'avait pas tellement tort de faire confiance au hasard. Bien… Quand je dis que nous avions « trouvé un trésor », je vais trop vite : nous avions trouvé la clef d'un trésor, juste de quoi édifier un projet, rêver entre amis comme on peut le faire à cet âge. Et puis, et puis… Il arrive que les enfants grandissent et que les rêves apparaissent pour ce qu'ils sont : des rêves et non plus la réalité qui se forme, l'avenir à construire… Quinquet avait perdu la foi, il a eu besoin de se réveiller ! Sa Quinquetterie l'appelait, son passé et l'avenir de son passé… Mais moi, je ne pouvais quitter mon service ici, du moins sans son rêve. Sauf que le projet demeurait. Quinquet avait promis de revenir et que nous prendrions la route ensemble à la recherche de ce que nous avions besoin de chercher. Nous avions tout de même convenu que, si le temps s'en mêlait et lui interdisait de le faire, il m'enverrait l'un de ses Quinquet de descendants pour que moi, qui ne connais pas le passage du temps, je puisse accomplir ce que nous avions décidé. Quand le moment n’est pas le bon, il faut savoir attendre. Il avait reçu une bague, celle que tu as apportée. C'est elle qui porte nos espoirs ! Je vais t'en montrer le secret. L'ermite tendit sa main ouverte, Quinquet y déposa la bague. Monsieur Saint Haute et Bérengère visitaient le musée de l'ivoire. Une vraie merveille, totalement pré-écologie, impossible, impensable aujourd'hui : les restes pantelants de générations de morses, d'éléphants de mer et d'éléphants tout court. Mais quelle beauté ! Que d'efforts, que de souffrances pour ces marins partis si loin de chez eux juste pour gagner leur vie parce qu'ils ne savaient pas faire autrement ! Et tous ces artisans, travailleurs de dent de monstres, d'animaux inconnus dans nos contrées, animaux de légende à l'existence incertaine. Qui croyait aux licornes, même de mer ? Charlemagne qui, fièrement, en possédait une spiralée plus grande que lui ? Étrange rêve de vierges qui seules pouvaient chasser cet animal mythique. Penser que ces fiers marins de Dieppe avaient vu l'invisible et en ramenaient la dépouille… À côté de cela, monsieur Saint Haute et Bérengère se disaient que les objets tournés avec habileté, crucifix, bilboquets, peignes et éventails, portaient bien peu les espoirs d'aventure dont pourtant ils témoignaient. _ N'est-ce pas Ruskin qui a dit qu'il est étrange de constater combien le rêve dépasse l'action ? demanda la cultivée bijoutière. _ Ne serait-ce pas plutôt Corneille avec les fesses qui reculent ? répondit l'écrivain, refusant d'être impressionné par la citation d'un auteur dont il n'avait jamais entendu parler. _ Attends, regarde ça, ça en vaut la peine. Ils étaient arrivés devant les vitrines de ce qui s'appelle crimshaw ou scrimshaw d'après l'étiquette : dents de morse gravées par les marins durant le long voyage de retour, paysages réels ou imaginaires, souvenirs, supports de mémoire, objets rendus sacrés par le rêve qu'ils portent, davantage que tous ces machins si bien tournés mais qui ne sont qu'artistiques… Ils regardèrent avec émotion ces crimshaws, en leur prêtant sans doute plus de romantisme qu'ils n'en contenaient. _ Regarde, comme c'est beau ! Bérengère considérait le dessin d'un trois-mâts barque qui devait revenir de loin. _ Attends…, on a l'impression que ce bateau est de la même main que celui du haut de la vitrine. Ils vérifièrent. C'était bien le même trois-mâts et le même nom gravé en minuscules caractères : la Secrète ! _ Est-ce qu'il y en a d'autres ? _ Oui, là derrière, à nouveau la Secrète. Mais regarde, on aperçoit des signes sur les hautes voiles. Qu'est-ce que ça dit ? C'est un message ? Ils allèrent voir le gardien, moustachu comme un phoque, ainsi qu'il se devait, et lui posèrent la question. _ Ben oui, qu'il leur répondit C'est bien souvent que nos gars, ils envoyaient des messages à leur belle sur une dent de morse. Et que bien souvent la belle a vendu la dent sans avoir vu ou compris ! Nous en avons des secrets, ici, des secrets que personne ne connaîtra jamais ! _ Et justement, la barque, la Secrète, elle était de Dieppe ? _ Je pense bien ! C'est mon arrière grand-oncle, gabier-harponneur sur la Secrète, qui les a fait parvenir à sa fiancée d'un pays de rencontre, avant de tomber à la baille par un jour de grand vent. Ses bottes aux pieds, il a coulé tout droit. Mais il avait envoyé les dents pour dire à sa belle où il avait caché les sous de ses campagnes d'avant et puis aussi quelques pièces qu'il avait trouvées dans une poutre. C'est sur les voiles qu'il a écrit ça. Mais faut savoir . C'est l'histoire qu'on m'a racontée quand j'étais minot. C'est pour le coup que Saint Haute et Bérengère se mirent à rêver… Se prenant par la main, ils gagnèrent l’Hôtel des Anglais, vue sur la mer, et attaquèrent bientôt les fameuses moules marinières et tout ce qui s'ensuit. À la mi-nuit, Saint Haute se dressa comme un diable hors de sa boite et demanda : _ Tu crois que les templiers, ils chassaient l'ivoire, toi ? _ Viens, répondit Bérengère la langoureuse, on va vérifier… L'ermite prit la bague. Il posa le grenat sur la table de bois rugueux, à la lumière du soleil, chercha l'angle, approcha, recula… et on vit alors apparaître, dans le reflet couleur sang de la pierre, des caractères étranges. - Il me faut un tissu blanc pour bien voir. As-tu un mouchoir, une chemise, quelque chose ? Quinquet sortit avec soin une relique : le mouchoir de sa mère que Mauricette lui avait confié en disant : « Tu trouveras peut-être une belle au cou de laquelle tu voudras le passer, sait-on jamais ! En tout cas, il te portera chance. » Il le posa sur la table. Les reflets se précisaient, le tissu devenait rouge feu, les signes dansaient. Mais va comprendre ce qu’ils disaient ! Étaient-ce des lettres ? De quel alphabet ? Des chiffres ? Des dessins ? Comment lire le message ? L’ermite tourna et retourna la bague pendant que Quinquet tournait et retournait le mouchoir. Les deux mouvements s’annulaient, se contrariaient, se complétaient. Enfin, il sembla apparaître quelque chose qui avait un sens : un animal. Mais lequel ? Une espèce de gros chien ou de bœuf ou de taureau ? Ou le petit incestueux d’un hérisson et d’un auroch ? Avec de grandes oreilles, de longues dents recourbées comme pour faire un fauteuil et une longue queue entre les yeux… Et autour, des lettres, des lettres en caractères anciens. L’ermite essaya de rassembler ses souvenirs. Mais pendant qu’il rassemblait, Quinquet avait pris un bout de bois charbonneux et tracé sur le mouchoir les contours de l’animal et des lettres. Heureusement car la pierre disparaissait. Sans flamme, sans bruit, sans fumée. Ne restait plus de la bague que la monture. La transmission du message l’avait consumée. Comme si ce message n’avait existé que pour cet instant, avait été forgé par quelque magicien pour livrer son secret le moment venu et s’évanouir, mission accomplie. C’est quand même bizarre ! se dit Quinquet. Monsieur Saint Haute avait maintenant trois doutes. Cela n’a l’air de rien mais c’est beaucoup pour un seul homme ! Un doute, c’est banal, ça arrive. Deux en même temps, ça empêche sérieusement de dormir. Mais trois ! Il y avait de quoi perdre le sommeil, le boire et le manger. Et autre chose encore ! La bijoutière était inquiète. Elle décida de convoquer Saint Haute pour lui griller la plante des pieds et l’invita à dîner. Chez elle. Dans son petit appartement qu’elle avait meublé avec un goût sûr, étrange, mais le sien. Une chambre à coucher, une chambre d’amis, un salon-living-salle à manger, un petit bureau avec son coffre-fort blindé, cuisine, salle de bain. Le coffre-fort était faux. Un leurre. Le vrai était dans la salle de bain. Bérangère en avait eu l’idée en lisant un fait divers : un receleur qui cachait les bijoux achetés derrière la baignoire. Chez elle, la baignoire était surélevée : question de pente des tuyaux d’évacuation. En fait, un ingénieux système hydraulique que l’on pouvait actionner grâce à l’eau de la vidange du bain qui, en faisant pivoter le socle de la baignoire, révélait des tiroirs d’apparence plombesque, sales et ternes, mais véritables écrins de ses trésors. Dans la tête de la bijoutière, chaque pièce avait reçu le nom d’une pierre précieuse ou fine. La chambre à coucher était saphir. La cuisine, d’une propreté immaculée, diamant. La salle de bains, aigue-marine. Le bureau, émeraude. La chambre d’amis, rubis. Et le salon-living-salle à manger, escarboucle. Pour la chambre à coucher, elle avait d'abord pensé à l'escarboucle. Pourtant là, le saphir s’imposait. Non qu’elle eût un penchant pour les dames, mais c’est un lieu qui appelle la douceur, la tranquillité et le ciel et la mer. D’ailleurs, ne craignant guère d’être dérangée, elle s’occupait de ses messieurs dans le salon-living-salle-à-manger-et-autres-choses grâce à un grand divan idoine. Donc, pour inviter Sainte Haute, Bérangère avait décidé de mettre les formes. Un bristol, un crayon à sourcils finement taillé, promesse d’yeux de biche, et elle calligraphia : « Bérangère Bijoutière Recevra en son salon Escarboucle Monsieur Saint Haute Pour un dîner coquin Tenue sans retenue » Elle fit porter le bristol par un gavroche à casquette de sa connaissance qui avait ordre de ne pas attendre de réponse et qui espérait pour le moins une pièce d’or en récompense. Puis elle se mit dans la pensée du dîner. Entrée : pâté de chevreuil fin et délicat du Grand Veneur en personne, ça ne prêtait pas à discussion. Mais ensuite ? Homard, loup grillé, banal rôti ? Elle se rappela soudain son amie Mariette. Mariette, brune à croquer, s’offrait quelques douceurs en cuisinant pour ses amies. Et elle avait une spécialité, « le rêve de l’aube » : filets de sole cuits à la vapeur avec un soupçon de safran et de petits légumes citronnés. Mariette disait : « Le crépuscule est sans scrupule ! Il ne se pose pas de questions. En quelque sorte, ça va de soi. Mais l’aube, c’est autre chose. C’est un moment délicat qu’il faut favoriser, qu’il faut apprivoiser, qu’il faut aussi savoir maîtriser. La viande est inefficace, c’est un somnifère sans plus. Mais l’aube…, l’aube est le domaine d’Iris, la messagère des dieux, la déesse à l’écharpe arc-en-ciel, finesse et délicatesse ! Le crépuscule est le domaine des loups, des voleurs aussi, des beaux parleurs, de Mercure-Hermès, certes aux pieds ailés, mais cela suffit-il ? L’aube n’a pas besoin de parler ! » Donc, il suffisait de passer commande à Mariette et de réchauffer le moment venu. Dessert ? Inutile de s’en faire trop pour le dessert. Très probablement, Monsieur Sainte Haute ne serait plus en état de le remarquer. Donc, plus pour elle que pour lui, ce serait un mini-millefeuille à la mandarine de chez Portefeuille, le roi du millefeuille. Vin ? Elle avait gardé d’un stage chez un diamantaire hollandais, l’amour du porto blanc et du schiedam. Affaire conclue : Sainte Haute n’aurait pas le temps de comprendre ! Elle s’habilla de nuages vaporeux. Il arriva et, le monstre, ne remarqua rien. Plein de son sujet. Installé sur le divan, sans même un regard, il avoua : _ Je suis préoccupé. Je me heurte à des doutes, à des interrogations. J’ai besoin de toi. Donne-moi un grand verre de ton schiedam apéritif, celui du marin. Car elle avait effectivement un schiedam du marin : vieux de plus de cinquante ans, il n’y avait pas d’indication d’âge sur la bouteille de grès, mais il y avait sur l’étiquette, gravée, la silhouette du fameux Voleur de Nuit, le trois-mâts sur lequel le schiedam avait navigué plus de vingt ans, à fond de cale, dans un tonneau de chêne. Au bout de vingt ans, les anges avaient tout bu sauf de quoi remplir cette bouteille de grès. Et miraculeuse de surcroit : plus on en buvait, plus il y en avait ! Bérangère avait charmé par son sourire le diamantaire, dépositaire de la bouteille, depuis le dernier voyage du Voleur de Nuit, lorsqu’on avait, dans le Plat Pays, cessé de croire aux rêves et aux miracles. La chose se boit raide bien que relativement modérée : 35, 40° et aromatisée aux baies de genièvre. Parfois un reliquat d’odeur d’anis ou de fenouil ouvre la pensée… Et en effet, monsieur Saint Haute se mit en position de passer aux choses sérieuses. Quels que soient les doutes que peut avoir un auteur momentanément embarrassé – et j’en sais quelque chose – il ne faut pas plaisanter avec Bijoutière Bérengère. Et j’en sais aussi quelque chose ! Donc, laissons-là cet heureux couple qui pourra ainsi, sans crainte d’être dérangé, se consacrer à la joie du plaisir réciproque et revenons à ce cher Quinquet. Nous l’avons laissé contemplant avec étonnement une figure tracée au charbon de bois sur le mouchoir de madame sa mère. Figure, semble-t-il, d’un animal étrange, dents recourbées en forme de fauteuil, queue entre les yeux. Diabolique ? Angélique ? Ou ni l’un ni l’autre ? Heureusement, des lettres s’étaient formées en caractères anciens. L’ermite, qui possédait certaines connaissances ouvrant droit au respect, regarda ce qu’il avait souligné. Il humecta sa pensée de son vin de volcan et lut lentement : « Va Descends Monte Viens » L’ermite était pensif. Quinquet était inquiet. L’ermite lui dit : _ Je crois que tu ignores comment ton ancêtre, mon vieil ami, a obtenu cette bague. Il faut que je te le dise, voyons… c’est une histoire ancienne, mais, je me rappelle. Voici… Un jour, dans une forêt où il fuyait les huguenots ou les catholiques, c’est bien pareil, ton aïeul rencontra une femme étonnamment élégante montée sur jument blanche. Belle, blonde, avec de longs cheveux, vêtue d’une fourrure blanche, de l'hermine sans doute, un diadème d’émeraudes dans les cheveux, elle semblait un rêve. Si bien qu’il hésita à parler, de crainte de troubler cet instant. Heureusement, elle était moins timide que lui et dit : « J’attends un noble gentilhomme d’une illustre famille dont le destin est écrit dans le ciel et qui se nomme Quinquet. » Il avait peur que la dame disparaisse tant elle avait l’air irréelle. Donc, il repartit : « Quinquet est certes mon nom et celui de mes ancêtres. Quant au reste, je ne sais ! Serait-ce moi que vous attendiez ? Comment cela se peut-il ? je ne savais pas moi-même que je passerais par ici. » Elle rit. « Bienheureux et rare est celui qui sait où il va ! En attendant, viens avec moi. Nous serons mieux pour parler dans ma chaumière. Viens ! » Sur sa jument blanche, elle avança dans le sous-bois. Quinquet marchait à son côté. Il remarqua que la jument n’avait ni selle ni harnachement, que la dame ne semblait pas la guider mais que l'animal paraissait pourtant savoir où aller. Une chaumière finit par apparaître dans une clairière. La jument s’arrêta, la dame sauta avec légèreté. L'animal alla brouter quelques herbes. La dame défit le nœud savant qui fermait le loquet de la porte et entra. Quinquet suivit courageusement. L’intérieur était inattendu. Au lieu de l’ameublement rustique qu’il s’attendait à découvrir au milieu des bois, de riches tentures, de profonds divans turcs, de larges buffets sculptés et une grande table garnie : rôtis et volailles, flacons et verres de cristal. « Sers-toi, dit la dame. Ne m’en veux pas si je ne te suis pas. Ma nourriture n’est pas terrestre. Mais sers-toi. » Le vin était bon. Et encouragea Quinquet. « Avez-vous un nom, dame aux longs cheveux ? » Monsieur Saint Haute se trouvait en face de l’un de ses doutes. _ Belle Bérengère, dit-il, d’où vient ton nom ? Le sais-tu ? Bérangère ne s’étonnait jamais de rien. Que son schiedam ait cet effet ne lui parut pas bizarre. _ La doxa est que l’étymologie de mon nom provient d’une histoire d’ours. Mais cela se discute. C’est le Bé de Bérengère que l’on veut faire venir de Bär, "ours" dans certaines langues germaines ou saxonnes. Mais rien ne le confirme. De toute façon, moi, c’est autre chose. Un de mes ancêtres, bijoutier aussi, courait le monde pour chercher des pierres rares. En Malaisie, il trouva une perle de la plus belle eau qui s’appelait Berang Berang et qui le séduisit. Ou qu’il séduisit. Très amoureux, il jura qu’en souvenir, sa fille ainée s’appellerait ainsi et que le nom se transmettrait de mère en fille. Berang Berang est devenu Bérengère pour ne pas outrager les officiers d’état civil qui, à l’époque, étaient assez retardataires… C’est ainsi que j’ai un nom et pas de prénom. Ou, si tu préfères, que j’ai un prénom et pas de nom. Mais avant que tu me poses la question, je vais répondre à ta curiosité non exprimée. Ce nom, Berang Berang, est celui d’un petit animal amphibie, souple, élégant et surtout très joueur. Berang est répété parce que… cela ne te regarde pas. Chez nous ce petit animal est une loutre. Loutre marine, loutre joueuse je suis, ce qui ne t’étonnera pas. C’est peut-être à cause de cette histoire que je n’aime pas trop les perles. _ Berang Berang, tiens tiens… La dame aux longs cheveux voulut bien répondre, dit l'ermite. « Je me nomme Loutre Joueuse, du moins pour toi. C’est un peu long. Tu peux m’appeler comme tu veux. De toute façon, je ne te promets pas de venir ! Passons aux choses sérieuses. Je suis ici pour te confier une mission, une quête sacrée, une recherche dans le respect le plus pur des traditions. Tu en as été jugé digne par ton histoire, par ta sagesse, par ta vie et aussi par l’espoir que nous plaçons en toi. Tu as lu suffisamment de livres de chevalerie pour comprendre de quoi il s’agit. Non, ce n’est pas la quête du Graal, ça, c’est déjà fait. En fait, c’est beaucoup plus grave, beaucoup plus sérieux car l’état du monde est… comment dire… effrayant. Écoute-moi, sans m’interrompre. « Tu dois trouver un objet qui a disparu il y a longtemps et qui est indispensable à la réalisation des prophéties. Je le répète, il ne s'agit pas du Graal. Ce n’est pas non plus la coupe de Joseph d’Arimathie, quête d’un groupe de chevaliers qui ne changea guère l’état du monde… « De même que le Graal était fait de bois, pauvre coupe d’un charpentier – quoiqu’on dise aussi qu’elle était taillée dans une seule émeraude tombée du front de Lucifer, le porteur de lumière déchu – de même cet objet est animal, fait d’ébur que vous nommez ivoire, ce qui est le même mot. « L'objet en question a été créé dans la dent d’un animal que tu ne connais pas car il ne fréquente plus ces contrées depuis des lunes. Un animal géant qui vit longtemps, marche lentement et qu'il vaut mieux ne pas contrarier. Queue de rat et grande trompe de hérisson entre les yeux. Je sais, une espèce de cauchemar d’ivrogne. Mais ne t’inquiète pas, tu n’auras pas à l’affronter. Il possède aussi deux dents très développées et cet objet que tu dois retrouver est taillé dans l'une de ses dents. Il se nomme oliphant. Tu en as entendu parler ; il joue un rôle essentiel dans la chanson de Turold le barde, que l’on appelle aussi chanson de Roland en l’honneur du personnage principal, le bon comte des Marches de Bretagne, seigneur du Mans et d’autres lieux, neveu du grand Carolus. C’est de cet oliphant que Roland a sonné pour appeler Carolus afin qu’il vienne venger son arrière-garde massacrée par les bergers basques au val de Roncevaux. Mourant, Roland ne put le briser. Pas plus qu'il ne réussit à briser sa bonne épée, Durandal. En fait, c’est le cor qui tua ce pauvre Roland en lui faisant éclater les veines du cou, accomplissant ainsi ce que les mains humaines n’avaient pu accomplir. « Cet oliphant est sculpté de scènes sacrées. Tu le reconnaitras quand tu le verras ou lui te reconnaitra. On dit qu’il se trouve à Toulouse. C’est faux. Il en est de nombreuses imitations. Ne te laisse pas tromper. Sache aussi que cet instrument ne peut produire qu’un seul son, permettant ainsi de faire reconnaître celui qui en joue pour se signaler ou pour transmettre un message. Irrévocable est donc son lien à celui qui le détient et pour qui il a été conçu. Si je t'apprends aussi qu'à Vezelay, l’ange sculpté annonçant la naissance du Sauveur porte en bandoulière un cor d’ivoire, tu commenceras peut-être à mieux réaliser l’enjeu de ta quête… « Comment il est arrivé entre les mains de Roland reste un étrange mystère. Il faut savoir que le grand Carolus noua des liens d’amitié avec Aaron le Sage que l’on appelle aussi Haroun al Rachid. Carolus lui envoya une ambassade, menée par le bon et courageux Isaac, équipée de nombreux cadeaux. Isaac revint cinq ans plus tard avec, dit-on, en marque de l’estime d’Haroun al Rachid, une clepsydre et surtout Abou Abbas, le père du lion, un éléphant blanc qui stupéfia tes ancêtres les Francs. On dit que les cadeaux d'Haroun al Rachid comprenaient aussi de nombreuses dents de ces animaux, que l’on nomme défenses, qu’on en fit des olifants et aussi des jeux d’échec dont l’une des pièces, à cette époque, était un éléphant. « Mais peu importe. Tu dois retrouver ce cor, c’est essentiel. Quand je dis tu dois, cela peut être aussi l'un de tes descendants. Si le destin t’empêchait de mener à bien cette quête, tu la leur transmettrais sans faillir. Et advienne que pourra. « À présent, il faut que je te guide. Je vais le faire par le moyen d’une bague magique que je te confie et que tu confieras à ton tour à celui de tes descendants qui en sera digne. Aie confiance et sois fier d’avoir été choisi par la volonté du ciel. » Comme elle prononçait les derniers mots, elle disparut ainsi que chaumière, table garnie, jument blanche et tout. Quinquet se retrouva seul au milieu des bois, tenant une bague à la main et un peu ahuri… Bérengère se posait, elle aussi, quelques questions. _ Cher Haute, dit-elle, et toi, d’où vient ton étrange nom ? D'ailleurs, est-ce un prénom ou un nom ? Il rougit. _ Je n’aime guère en parler, je n’en suis pas fier. Mais bon… Il vaut mieux que ce soit moi qui le fasse plutôt que quelque écrivaillon de bas étage dans une crise de jalousie. Voilà, l'un de mes ancêtres était chapelier et chercheur de fourrures comme le tien était chercheur de perles. Il devint trappeur aux Amériques, chasseur de castors pour les chapeaux des élégants. Un jour, il rencontra non une perle, mais un Indien, trappeur lui-même, le Hibou-Gris "Grey Owl" – Archie Belaney de son nom de blanc qui lui faisait honte. Mon ancêtre chapelier abandonna la chasse des castors, ce qui me réjouit maintenant que je connais ta nature de loutre marine, pour se consacrer à la recherche de soies merveilleuses censées procurer à ses chapeaux un reflet unique. Son but était de parvenir à huit reflets, nombre mystique chez les chapeliers. C’est en effet par la force du huit que se construisent les chapeaux, secret que les chapeliers se transmettent de père en fils. Hélas, sa vie devait être un échec. Il ne réussit qu’à atteindre cinq reflets alors que des confrères plus heureux accédèrent aux huit. En témoignage de cet échec – chose terrible, si on y pense, qu’un fils porte le nom de l’échec de son père – il me nomma Saint Haute, le saint pour "cinq", haute pour "haut de forme", le couvre-chef à la mode en ce temps-là. Et il me fit jurer de ne point devenir chapelier. C’est pour cela, belle loutre de mer, que je suis un modeste écrivain. Et bien embêté. Que faire de son héros et de sa quête ? Heureusement, Quinquet était homme de ressources et l’ermite aussi. Sans parler du coup de pouce du destin qu’il ne fallait pas oublier. La nuit tombait. La bouteille était vide. La brebis bêlait. L’ermite proposa d’aller se coucher. Le sommeil arriva vite et les rêves étaient bien étranges. Comment rêver de bêtes que l’on n’a jamais vues ? Heureusement, l’imagination des rêves est inépuisable. Au matin, après le fromage, le lait et le vin, quand même, il faut ce qu’il faut, Quinquet dit : _ Il faut essayer de comprendre. Je dois accomplir le vœu de l’ancêtre et partir à la recherche de l’oliphant de Roland. Le problème est bien entendu que je ne sais pas par où diriger mes pas. Mais on peut supposer que je dois commencer par l’endroit où il a été vu pour la dernière fois. « Vu » de façon indiscutable, c’est-à-dire vers le val de Roncevaux. Nous ne sommes pas loin de Notre Dame du Puy. De là, je serai sur le chemin des étoiles, le chemin de Compostelle, le pèlerinage du grand Saint-Jacques. Je devrais pouvoir y arriver. Le bon ermite s’attrista. _ Je voudrais t’accompagner, mon fils et fils de mon compagnon, mais je ne puis quitter ce puits sacré ni ma brebis. Nous y sommes liés. Et puis, je ne sais si tu as raison. Le val de Roncevaux a dû être fouillé et pillé depuis le neuvième siècle. Il serait bien étonnant qu’il reste quelque chose à trouver. Non, il doit y avoir autre chose à faire, à penser. Nous devrions prier notre patronne et aussi cette dame aux longs cheveux qui avait promis à ton aïeul de le guider et de penser au message de la bague. Ils prièrent tant et si bien que la brebis s’impatienta et alla bêler près du puits. _ Suis-je bête, dit l’ermite, il faut que je donne à boire à ma compagne ! Mais la brebis refusa l’eau qu’il tira du puits. Elle les regardait, regardait le puits, les regardait, regardait le puits, tant et si bien que le message pénétra leur épais crâne humain. _ Et si elle avait raison ? interrogea l'ermite. Et si nous n'étions en cet endroit que pour accomplir cette quête ? Si ce miracle de l’eau en terre aride et volcanique n’était fait que pour ça ? Si c'était le sens de l'étrange message du grenat ? De toute façon, que risquons-nous ? Quinquet, mon ami, tu vas descendre dans le puits et advienne que pourra. Une longue corde se trouvait attachée à la margelle de basalte, Quinquet se la passa autour de la taille, fit un nœud solide et se laissa glisser à la force de ses bras. L’ermite regardait en priant. Quinquet descendait. Soudain, celui-ci cria : _ Une lumière, je vois une lumière ! Au ras de l’eau se trouvait une niche. Dans cette niche, comme illuminé, le cor. Miracle ! Il avait trouvé le cor ! Il s’en saisit, le fixa autour de sa taille et commença à remonter. Arrivé à la margelle, l’ermite l’attrapa et l’aida à s'extirper. La brebis qui, bien sûr, savait tout depuis le début gambadait de joie. Quinquet et l’ermite fixèrent l’oliphant. D’une blancheur éclatante, il était grand, lourd et tout sculpté de scènes bibliques. On y reconnaissait les animaux du paradis terrestre avec le grand Behemoth aux dents monstrueuses du livre de Job et le Behemoth marin, rorqual géant à la corne de licorne. Alors qu’ils étaient sous le charme, une voix se fit entendre : « Vous avez trouvé le cor sacré qui doit annoncer le jugement dernier. C’est la trompette de Michaël, le bon archange. » En même temps, une main venue du ciel s'empara du cor qui disparut dans les nuées. La voix se fit de nouveau entendre : « Il faut maintenant trouver l’autre cor, celui de Gabriel, le bon archange ; il est fait de l’autre corne du Behemoth. Ce n’est que lorsque les deux cors seront réunis que le jugement dernier pourra être annoncé ; mais cela n’est pas votre affaire. Vous avez accompli votre devoir. Soyez récompensés. Pour toi, bon ermite, et pour toi, brave brebis, le temps du repos est venu. Venez nous rejoindre au séjour des élus. » L’ermite et la brebis s'élevèrent alors vers les cieux dans une musique admirable et disparurent en adressant au brave Quinquet des signes d’adieu et d’amitié. « Quant à toi, reprit la voix, courageux Quinquet qui as ainsi accompli la quête de ton ancêtre, rejoins ton manoir, trouve une belle et sage compagne, puis oublie cette histoire, trop mystérieuse pour la pensée humaine. » Le puits disparut, la masure de l’ermite, toute trace de vie humaine, et Quinquet se retrouva seul et bien étonné. Heureusement, il restait du vin… L’archange connaissait le besoin humain de boire un bon coup pour essayer de se remettre. Le flacon bien rempli était, lui, toujours là. Il fallut bien rentrer, que faire d’autre ? Quinquet reprit le chemin qui l’avait amené, la tête pleine d'idées étranges, se promettant bien de ne plus trop songer à ce qui le dépassait mais se parlant à lui-même : Quelle histoire, mais quelle histoire ! Je ne suis pas prêt de la raconter ! D’ailleurs personne ne me croirait. Mais il va quand même falloir que j’invente quelques sornettes pour Enclume et Marinette… Quelle histoire ! Il faut bien que le récit nous soit parvenu d’une façon ou d’une autre… Monsieur Saint Haute était heureux. Quinquet s’en était bien tiré. Lui restait maintenant à accomplir son propre destin. Il s’agenouilla devant Bérengère et sortit de sa poche poitrine une bague ornée d’une escarboucle étincelante. _ Bérengère adorée, la plus belle, la meilleure et la plus merveilleuse des bijoutières et même des épouses possibles, voulez-vous que nous unissions nos bizarres destinées ? _ Cela faisait un certain temps que je me demandais quand vous y viendriez, mon beau chevalier. Mais il va falloir changer votre nom. Je ne veux pas devenir madame Saint Haute, c’est trop étrange. Et étrange je veux bien, mais dans les limites du raisonnable. Que pensez-vous de Bérenger ? Ainsi, Bérengère et Bérenger ce fut. Ils furent heureux, écrivirent ensemble de nombreux romans, trouvèrent de nombreuses pierres rares et fichèrent une paix royale aux castors
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AVIS!
Voici des petites histoires, des contes et une histoire plus longue qui est pour moi un succès en ce sens que je n’arrivais pas à écrire autre chose que des courtes histoires. ArchivesCatégories
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