Tout le monde connait l’histoire de Barbe-bleue. Ou du moins tout le monde d’une certaine génération. Il n’est pas du tout sûr que les « jeunes » connaissent ce conte. La littérature enfantine a beaucoup changé, les grand’mères aussi. Et puis, c’est une histoire qui, à la lumière d’aujourd’hui, n’est pas convenable. Cela se passe sans doute vers la fin du dix-septième siècle, dans une province pas trop éloignée. Un seigneur du lieu, riche, se marie. Sa femme, jeune et belle, vient s’installer dans la demeure de son époux avec sa charmante sœur, Anne. Le mari est plaisant et amoureux, mais pas beau : il a la barbe bleue ce qui, en effet, paraît bizarre. Il y a là tous les éléments de la fin heureuse des contes : « Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants. » Mais, voilà-t'y pas que le mari part pour un long voyage dont on ne sait rien et fait ses adieux à la dame. Il lui confie la maison, le château et tous ses biens dont il l’autorise à user et abuser : « Ouvre tout, va partout, invite tes amis, organise des bals, reçois, amuse-toi ». Il lui remet toutes les clefs, accrochées sans doute à une châtelaine, ainsi qu'un piège : une petite clef d’or qui ouvre une petite porte que sa femme ne doit ouvrir sous aucun prétexte Il en serait très fâché… C’est la boite de Pandore. Suite à différentes péripéties, Pandore, première femme créée en argile par Zeus, reçut du dieu une boite avec interdiction de l’ouvrir. Elle l’ouvrit et en sortirent tous les maux qui affligent encore aujourd'hui l’humanité. Et elle eut beau la refermer aussi vite qu’elle put, seule l’Espérance, lente au démarrage, resta à l’intérieur pour consoler l’humanité… Tout cela était un piège. Zeus voulait se venger de Prométhée – et jouait au billard à trois bandes – en créant Pandore et la donnant au frère de Prométhée. Mais le frère avait justement juré de ne rien accepter de Zeus. Lui aussi manqua à sa promesse. Timeo Danaos, etc. Donc, désobéissance et curiosité. Deux « péchés féminins ». Pandore ouvre la boite et Mme Barbe-bleue ouvre la porte. Derrière, elle découvre une pièce, qui doit sentir bien mauvais mais ce n’est pas dit dans la chanson, au sol couvert de sang et contenant les corps égorgés des femmes précédentes de ce vilain seigneur. Effrayée, elle laisse tomber la clef par terre et la ramasse, tachée de sang. Comme pour Lady Macbeth, rien ne fait partir cette marque révélatrice. La clef est fée, dira l’histoire, le sang indélébile et délateur. Le mari revient et réclame la clef. Évidemment, il a l’habitude, découvre la trahison et se prépare à exécuter la dame avec son grand couteau. Elle obtient un délai pour, en apparence, recommander son âme à Dieu, en réalité pour attendre le secours de ses deux frères que la sœur Anne va guetter du haut de la tour et qui vont finir par arriver à temps parce que l’affaire doit finir bien. L’un dragon, l’autre mousquetaire, ils arrivent et trucident le mari. La femme hérite car il n’y a pas d’autre héritier et, reconnaissante, achète des brevets de capitaine pour ses frères, un bon époux pour Anne, un pour elle aussi, et la morale est sauve. Sauf que si les épouses n’étaient pas curieuses et désobéissantes, cela n’arriverait pas. Et que si les maris étaient plus confiants non plus. Si, par exemple, Barbe-bleue s’était expliqué avec sa première épouse, peut-être qu’il n’aurait pas eu besoin de la tuer et qu’on en serait resté là, ce qui aurait été fort embêtant pour monsieur Charles Perrault qui raconte si bien tout ça. Sauf que… Il existe dans les contes de nombreuses histoires sur la « désobéissance féminine ». Et souvent sur son lien à la curiosité. Or, si tout n’est pas bon à dire, il n’est pas toujours bon non plus de cacher ce qui ne doit pas être révélé. Les temps ont changé et la confiance règne. Et puis la curiosité et la désobéissance peuvent changer de camp. Quoiqu’il en soit, on a dit que le modèle de Perrault était le roi Henri VIII d’Angleterre. Lui se débarrassait de ses femmes pour en épouser une autre. Il n’avait pas besoin d’autres motifs sauf peut-être le désir d’avoir un héritier mâle que le sort lui refusa. Et puis, comme dit le poète : « On prend des habitudes à quinze ans et on grandit sans qu’on les perde ! Ce qui coûte, c’est la première épouse. Après, ça roule tout seul ! Donc, il est loin d’être certain qu’Henri VIII fut le modèle de Perrault qui d’ailleurs n’avait peut-être pas besoin de modèle. Il existe un autre modèle possible. Je ne pense pas à Gilles de Rais ou de Retz, seigneur de Tiffauges, compagnon de Jeanne d’Arc, et exécuté pour avoir assassiné de nombreux petits enfants. On dit qu’il voulait invoquer le diable et avait besoin pour cela de sang innocent. Il se peut que la fin de Jeanne d’Arc ait troublé l’esprit de ce compagnon fidèle. On a beaucoup écrit sur lui et en particulier sur son procès. Son château de Tiffauges est dit « Château de Barbe-bleue » mais c’est en hommage aux touristes plus qu’autre chose. On aurait mieux fait de l’appeler Château du croquemitaine. Si le seigneur de Tiffauges fut accusé d’avoir tué nombre de petits enfants, aucun meurtre de femmes ne lui fut reproché, encore moins celui d’une épouse. Deux fiancées moururent, certes, avant de l’épouser, mais la troisième fut la bonne et lui donna une fille. Il semblerait vraiment que ce soit une autre histoire. Sans rapport non plus, l’affaire Philippe II, roi de France, dit « Philippe Auguste ». Il épousa Ingeborg de Danemark mais, au lendemain des noces, la fit enfermer en prison et la soumit à toutes sortes de tortures morales et physiques pour qu’elle accepte d’être répudiée. Ce qu’elle refusa toujours. La malheureuse qui ne parlait aucune langue connue de nos contrées – elle ne parlait que le danois – obstinée dans son bon droit, survécut à son époux et mourut reine de France. Mais personne ne connut jamais la raison de l’attitude de Philippe Auguste. On peut chercher à deviner, mais savoir, non. De toute façon, cela n’a rien à voir avec BB (Barbe Bleue, sorry Brigitte !). Il y a quelque chose qui se rapproche plus, c’est « la vie et miracles » (comme dit le commissaire Montalbano) du haut seigneur Commore. Son château s’élevait en bordure de forêt de Carnoët, sur l'estuaire de la Laïta, non loin de Quimperlé, tous lieux que l’on trouve sur la carte, et qui appuient l'authenticité de cette histoire. Commore – son nom est probablement la déformation d’un autre mais ce n’est pas le problème – avait une épouse charmante. Une prédiction – il faut toujours se méfier des prédictions, elles ne sont pas forcément innocentes – lui donne à croire que son premier né le tuera. Il faut donc qu’il n’ait pas de premier né. Pour cela, la méthode qu’il invente est de tuer sa femme dès qu’elle tombe enceinte. Il innove car, jusqu'alors, la coutume est de laisser vivre la mère et de tuer l’enfant ou de le livrer aux bêtes sauvages. Il faut dire que l’expérience d’Œdipe, de Romulus et Remus et de bien d’autres a démontré qu’il valait mieux essayer autre chose. Donc, il tue la mère, se remarie et invente le mouvement perpétuel. Sauf qu’il rate une naissance. La mère s’évade ou l’enfant est placé en sécurité et Commore ne se doute de rien. Mais un jour, il rencontre un enfant entre sept et huit ans dont la ressemblance avec sa femme est telle qu’il se dit « Bon Dieu, mais c’est bien sûr » et qu'il le décapite sans hésiter. C'était sans compter avec saint Gildas qui remet la tête sur les épaules de l’enfant, ramasse une poignée de terre et la jette contre le château de Commore qui tombe en ruine (Carnoët signifie "tas de pierres", sans doute en rapport avec le cairn). Commore disparait dans les abîmes où l’on dit qu’il se trouve toujours, gardé par un dragon. Nous voici donc dans une très véridique histoire de Barbe-bleue sans qu’il y ait curiosité ni désobéissance, mais une simple lutte contre le doigt du destin. En revanche, Henri de Régnier, homme de lettres et de l’Académie française, en a tiré une nouvelle très poétique. En se promenant en canot sur la Laïta et en apercevant le château ruiné de Carnoët à travers la brume, il a imaginé que Barbe-bleue ne tuait pas ses épouses sous un futile prétexte de clef tachée de sang ou de porte ouverte malgré l'interdiction. Non, il a pensé que le pervers Barbe-bleue était ce qu’on appelle aujourd’hui un fétichiste. C'étaient les robes de ses épouses qu'il aimait et non les épouses. En se débarrassant du contenu, il gardait le contenant et chaque robe se retrouvait dans une chambre qui lui était affectée. De cette manière, il pouvait assouvir ses pulsions, toujours pour garder le vocabulaire d’aujourd’hui. La sixième épouse sut mettre bien involontairement fin à cette pratique rituelle. Bergère en robe de bure, elle gardait son troupeau. Il tomba éperdument amoureux de la jeune fille, lui fit la cour au milieu des moutons et l’épousa. La demoiselle se dit : Je suis pauvre et ne peux donc me marier en robe de soie ornée de pierres précieuses. Alors, je vais me marier telle que je suis. Elle se présenta nue au mariage, décorée de simples fleurs artistiquement placées. L’évêque sut l’entourer d’un nuage d’encens. La beauté et l’innocence de la demoiselle étaient telles qu’en dehors de quelques garnements, personne ne remarqua que la mariée était nue –histoire inversée du roi est nu. Barbe-bleue sut lui faire porter de temps en temps des robes disponibles, ils vécurent parfaitement heureux et eurent beaucoup d’enfants. La morale, la poésie surtout, sinon la vérité qui se trouvait, elle aussi, nue dans son puits, tout était sauf. Mais, mais…, il y a mieux. Et beaucoup plus sérieux. Ce n’est plus l’œuvre d’un homme de lettres ni celle de l’imagination populaire, c’est du solide, du béton. Voici ce dont il s’agit : Il était une fois – pas de raison de nous priver de la formule magique qui nous met déjà en état de rêve – il était une fois un homme de bien. Il avait été déporté avec toute sa tribu, celle de Nephtali, au pays des Assyriens, ce qui ne nous rajeunit pas. C’était il y a longtemps. Homme sage et honnête, Il était acheteur pour le roi Enemessar qui l’envoyait au loin se procurer ce dont il avait besoin. Ainsi se rendait-il souvent en Médie où il avait un cousin. Dans le cadre de leur relation, il confia au cousin des sous contre un reçu. La confiance repose sur le contrôle, dit-on. Puis Enemessar mourut et les choses changèrent. En particulier « les chemins de Médie se fermèrent ». Notre homme était resté un homme de bien et avait pris l’habitude courageuse, lorsqu’il voyait un cadavre jeté hors les murs, d’aller l’enterrer nuitamment ainsi qu’il convient. Il lui arriva aussi un tas d'autres choses qui ne nous concernent pas directement. Mais voici qu’une nuit il eut trop chaud et alla dormir au frais dans la cour de sa maison, la tête appuyée contre le mur. Des oiseaux lui fientèrent sur la tête et il en devint aveugle. Triste récompense de ses actes, mais, tel Job, il ne s’attrista pas. Pour faire bouillir la marmite, sa femme Anne (oui !) devint tisserande. Ce fut alors qu'il se rappela alors les sous qu’il avait confiés à son cousin en Médie. Malgré les chemins peu sûrs et le jeune âge de son fils, il demanda à celui-ci de se rendre là-bas avec le reçu pour rappeler sa dette au cousin. Pour que le jeune homme ne partît pas seul, il le chargea d’aller trouver un guide sûr et sérieux au marché. Là, il découvrit un homme – qui, ô miracle, était en réalité l’ange Raphaël déguisé en guide sûr et sérieux – et l’engagea. Après avoir fait approuver son choix par le papa, ils se mirent en route. Anne était triste de voir partir son fils et avait un mauvais pressentiment. Mari aveugle et fils en voyage rendaient la dame anxieuse. Mais ils partirent. En chemin, ils s’arrêtèrent au bord d’un ruisseau. Quand le jeune homme mit les pieds dans l’eau, un gros poisson essaya de le mordre mais il l’attrapa et le guide lui dit : « Bonne pêche ! Garde le cœur, le foie et le fiel, ça servira, et mange le reste. » Ce qui fut fait et le voyage reprit. En arrivant à Ectabane, en Médie, le guide déclara : « Il y a ici une ravissante dame du nom de Sara qui est une cousine à toi. Allons la voir et demande sa main à son papa qui est ton cousin. » Le jeune homme devint livide et s'écria : « Tu veux ma mort ! Je la connais, j’en ai entendu parler. Elle a été mariée sept fois et sept fois le mari a été retrouvé mort le matin de la nuit de noces ! Cette femme est redoutable ! J’aimerais bien ne pas être le huitième.» Le guide angélique répondit : « Ce n’est pas elle qui les tue et elle souffre de cet état de choses. Ses servantes se moquent d’elle et on la montre du doigt : "la femme qui tue ses maris…" En vérité pourtant, ce n’est pas elle la coupable. C’est un démon qui les tue, Asmodée, et dont tu vas la débarrasser. Tu vas l’épouser et, le soir des noces, tu mettras dans le brasero de la chambre le cœur et le foie du poisson. Cela produira une odeur dont les démons ont horreur. Il fuira et je m’en occuperai alors moi-même. » Aussitôt dit, aussitôt fait. Séduction du père, heureux d’avoir trouvé un huitième jeune homme – parce que les candidats se faisaient rares – et de surcroît cousin. La dame, Sara, elle s’appelait Sara, était ravie, pleine d’espoir et les noces furent célébrées. Pendant la nuit, le père, prudent quand même, creusa une tombe pour faire disparaître le cadavre en cas de besoin. Précaution inutile, le démon s’était enfui. Grande fête d'au moins quinze jours et il fallut bien repartir chez l’autre cousin, celui qui avait les sous. Non sans que le père de Sara eût donné à notre beau jeune homme la moitié de ses biens par contrat. En Médie, le cousin rendit les sous, embrassa tout le monde, et on prit le chemin du retour. Mais le temps avait passé. La maman, Anne, était convaincue que son fils était mort. Sinon, il serait déjà rentré ! Il ne faut pas tant de temps pour se rendre en Médie ! Son cœur de mère la poussait quand même à se rendre tous les jours sur le bord de la grande route qui mène en Médie pour voir s’il arrivait. Anne, Anne ne vois-tu rien venir sur la grande route ? Non, toujours rien. Et puis un jour, miracle ! Il revint, grand et fort et beau et marié et riche avec la moitié de la fortune du père de Sara, plus les sous rendus par le cousin. Ne manquait à leur bonheur que de rendre la vue au papa, ce que fit le guide angélique en conseillant au jeune homme de frotter les yeux du papa avec le fiel du poisson (important, ce poisson !) Aussitôt, le papa recouvra la vue, ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants. L'histoire de ce Barbe-bleue femme est véridique. Elle se trouve même dans le plus vrai des livres, la Bible. C’est le livre de Tobie et, si vous cherchez, vous la trouverez avec de nombreux autres détails. Parole d’Évangile !
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AVIS!
Voici des petites histoires, des contes et une histoire plus longue qui est pour moi un succès en ce sens que je n’arrivais pas à écrire autre chose que des courtes histoires. ArchivesCatégories
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