Il y a longtemps, j’ai lu avec délice des short stories de Saki, de son nom officiel Hector Munro. C’est un autre Kipling. Hélas tué à la bataille de la Somme en 1916, il aurait probablement été promis à un grand destin d’écrivain. Ses nouvelles sont souvent grinçantes. Celle que je vise ici l’est. C’est l’histoire d’un professeur allemand de linguistique qui réussit à enseigner l'art de la parole à des animaux domestiques. En particulier le matou du manoir où il se trouvait en vacances, Tobermory, qui donne son nom à la nouvelle. Hélas, apprendre à parler à nos animaux familiers n’est pas toujours une bonne idée. Tobermory est en effet un témoin silencieux de tous nos petits travers et de toutes nos petites infamies. Et s’il se met à les répandre sur la place publique... Heureusement, il va succomber lors d’un combat inégal avec le chat du presbytère pour les beaux yeux d’une chatte. Cette histoire m’a travaillé pendant des années. Apprendre à parler aux animaux… D’autant que si je ne me trompe, il est une histoire dans laquelle Tintin apprend à parler la langue des éléphants : c’est l’autre bout. Faut-il apprendre à parler la langue des animaux ou leur enseigner à parler la nôtre ? Problème philosophique s’il en est ! Donc je m’y suis mis. Dans la nouvelle de Saki, le professeur se fait tuer par un éléphant du zoo, devenu fou, et, dit Saki, en réaction à la tentative du professeur de lui enseigner les verbes irréguliers allemands. Je me suis dit que tout cela devait me servir de leçon. Il ne faut pas apprendre à parler aux animaux domestiques, c’est trop dangereux pour nous. Il ne faut pas apprendre à parler aux animaux que l’on dit sauvages, de nos zoos : leur vie est assez pénible sans qu’on en rajoute. Donc, il faut s’adresser à des animaux sauvages dans leur environnement. Je suis donc parti pour le Kenya, la Namibie et tous ces pays. Je ne vous détaillerai pas mes efforts, ce serait fastidieux. Je dirai simplement que je me suis concentré sur des animaux sauvages non carnivores (courageux mais pas fou !) et même non agressifs. Par exemple, le buffle. Avec sa coiffure à la Marcel Proust, il est responsable de plus d’accidents que le lion. Pareil pour le rhinocéros. Avec sa vue basse, il a un caractère de porc et n’hésite pas à charger. Je ne parle pas des hippopotames. Ce cochon aquatique est justement redouté. Et à propos de cochon, le sanglier, le phacochère et tous ces machins, très peu pour moi. Alors, j’ai essayé la taille en dessous. Les herbivores – gazelles et assimilés – les suricates, et tous les petits qui courent, grimpent, sautent. Sans parler des singes de toutes espèces. Le problème est qu’ils ne tiennent pas en place ! Essayez de parler un peu avec une gazelle, même en courant très vite. Non, rien à faire. Ces animaux ne sont pas des interlocuteurs possibles. Et puis un jour, en lisant Spirou, la vérité, évidente, m’est apparue : l'éléphant, voici la solution. C’est un animal calme, paisible tant qu’on ne l’énerve pas, intelligent, avec un cerveau imposant. Herbivore de surcroît. Une cible toute désignée. Mais, bien sûr, il y a un « mais ». Il faut se méfier du musth…Vous ne connaissez pas, évidemment, on n’en parle guère dans les livres d’images que vous lisez ! Le musth, c'est une période pendant laquelle l’animal produit une sécrétion, la frontaline, qui, comme son nom l’indique, sort des orifices temporaux. Une espèce de goudron. Ça le rend fou, il n’aime pas du tout et devient très agressif. Donc, période à éviter à tout prix si on tient à sa peau : trois tonnes d’agressivité, ce n’est pas pour moi. Ceci étant dit, on peut y aller et donc j’y suis allé. J’ai choisi – dans une réserve africaine tranquille sans trop de braconniers parce que ça aussi il faut éviter, ils fonctionnent à la kalachnikov – j’ai donc choisi une jeune et ravissante femelle. Douce, élégante, la trompe se balançant avec élégance. Pour lui faire la cour, je l’ai nourrie de feuilles de bananiers et, lentement mais avec tendresse, j’ai commencé à converser avec elle. À ma grande surprise, c’est allé assez vite. D’abord des idées concrètes, du genre : « Aimes-tu les feuilles de bananier ? (Non, je préfère les bananes) », Puis des idées abstraites du style : « Comment t’appelles-tu (demande à ma mère, gros dégoûtant) » Et enfin de vraies conversations. Elle m’a pris pour confident et m’a parlé du drame des éléphants. Drame inattendu, mais alors totalement : ils souffrent de ne pas avoir de griffes ! Effectivement, les éléphants ont des pieds particuliers, gros machins faits pour amortir le choc de trois tonnes heurtant le sol ! Pensez à tout le mal que nous nous donnons pour avoir des chaussures à coussinets, des chaussures de marche amortissantes, etc. Alors, pensez, l’éléphant, s’il doit être construit de façon à pouvoir marcher sans se créer de douleurs au talon ou des rhumatismes articulaires à la cheville, ou encore sans se retrouver avec le cerveau vrillé par les chocs répétés de ses pattes sur le sol ! Boum, boum, boum ! Et sa mère qui l’engueule : « Marche donc légèrement, boum, boum, on t’entend à dix kilomètres, les braconniers vont rappliquer ! Et puis si tu continues, on va t’appeler Boum-Boum ! » Donc, il apprend à marcher légèrement, à poser les coussinets de ses papattes avec délicatesse, comme un jaguar en chasse… Mais bon, ce sont quand même de grosses papattes avec des ongles jolis mais sans plus. Le drame de l’éléphant, poursuit cette charmante gazelle éléphante, c’est qu’il n’a pas de griffes ! Vous le savez bien, la moindre hyène, le moindre lapin, même la souris ont des griffes ! Et pas l’éléphant ? Totalement injuste. La chose était passée inaperçue. Et puis, un jour de l'année 1869 du calendrier humain, on a découvert un petit animal : vous n’allez pas me croire : l’hyracoidea ou daman… Pour vous montrer que c’est sérieux, nous allons citer Wikipédia : « Les damans sont des mammifères massifs, un peu plus gros qu'un lièvre mais sans queue et avec un museau pointu, la bouche étant pourvue de petites dents pointues très différentes de celles des rongeurs. Des études génétiques récentes montrent qu'ils sont plus proches des dugongs et des éléphants que des rhinocéros. Ils forment avec eux (dugongs et éléphants), le taxon des Paenungulata1. » Or, le daman n’a pas de griffes. Ce qui nous amène tout doucettement à cette triste constatation que l’éléphant n’a pas de griffes non plus, ce qui d’après Boum-Boum est très embêtant. Elle m’a expliqué que ce drame, qui semble secondaire, est en réalité épouvantable : l’éléphant ne peut pas se creuser de terrier ! Il est à la merci de ses prédateurs à kalachnikov ! Pensez aux galeries d’éléphants qui lui permettraient de se cacher et peut-être même de faire s'effondrer la terre sous les pieds des braconniers pour qu’ils servent de nourriture aux termites, fidèles alliés des éléphants… C’est là que Boum-Boum, qui arrivait parfaitement à mêler concret et abstrait, m’a dit : « Tu as l’air bien fatigué. Je propose que tu ailles te reposer un peu, on verra après ! »
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AVIS!
Voici des petites histoires, des contes et une histoire plus longue qui est pour moi un succès en ce sens que je n’arrivais pas à écrire autre chose que des courtes histoires. ArchivesCatégories
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