C’est une petite place, la place de notre village et je crois bien que c’est la seule place qui n’ait pas le même nom d’un côté à l’autre... D’un côté l’église, de l’autre la mairie. D’un côté Place de l’Église, de l’autre Place de la Mairie... C’est que jadis, avant la Grande Guerre, les politiques bouffaient du curé, du temps du petit père Combes. Mais chez nous, régnaient avant tout la justice et un je ne sais quoi de grandeur d’âme. Donc le maire avait décidé d’appeler la place « Place de la Mairie ». Mais en bon maire, connaissant le prix d’un électeur et sachant que la vie est faite de retournement, il décida que ce serait aussi la place de l’église. Et avec l’accord du recteur, dans un beau geste, c’est le côté de la mairie qui s’appela « Place de l’Église » et celui de l’église qui s’appela « Place de la Mairie ». Et puis c’est resté. Celui que ça étonne, c’est le facteur, mais bon... C’était autrefois, quand on savait vivre. Et puis, Mme Marsin, une vieille d’autrefois, quand elle mourut, laissa une petite somme pour mettre deux bancs devant la mairie et deux bancs devant l’église. Et c’est ainsi que nos vieux, et puis ceux qui étaient mal revenus de la Grande Guerre, passaient le temps sur leurs bancs... Le matin d’un côté, l’après midi de l’autre. Faut dire que l’un donnait à l’est, l’autre à l’ouest. Alors soleil du matin, soleil de l’après-midi réchauffe les vieux os. Et les vieux parlaient d’autrefois, contes de lutins et rondes de sorcières et quand il neigea en plein mois d’août et quand le blé faisait deux mètres de haut... Et les pauvres soldats, souvent dans leur vieil uniforme ou en hiver, leur capote mouillée dont l’odeur rappelait bien des choses, racontaient le temps de la peur, de la souffrance, de l’héroïsme et on comparait les uhlans et les dragons (les souvenirs de 1870 encore vivaces et la bataille sur le champs du haut), pendant que les petits enfants se cachaient sous le banc pour bien entendre et que les femmes apportaient le goûter, pain et beurre ou lard et fromage et un petit coup à boire au soleil qui donne soif... La canne sculptée dans une branche de buis, d’if ou de frêne, servait à écarter les chiens pleins d’espoir et à taper sur le sol pour appuyer la conclusion d’une belle histoire, crénom de nom. Et tout ça entre hommes ! Les vieilles savaient encore se rendre utiles en ce temps là : éplucher les haricots, écosser les petits pois, ôter les cailloux des lentilles, garder les mouflets ou donner quelques recettes de l’ancien temps, la recette secrète de l’aïeule seule à connaître les ingrédients et la petite herbe qui donne le goût. Ça vous ferait croire que les vieux ne servaient à rien ? Mais au contraire, c’est eux qui faisaient le temps ! La lune rousse et le cri des grenouilles et la mousse sur le tronc… Sans eux, on n’aurait jamais rien su ! Et le poids de la poudre pour faire les cartouches et nettoyer le vieux fusil à broche. Et la piste du lièvre... Qui aurait pu ainsi parler de tout et de rien mais qui, sans en avoir l’air, faisait l’éducation, la formation des gars et des garces ? Cracher sur le fer à repasser pour savoir s’il est chaud, tailler la vigne, et bourrer une pipe, car en ce temps-là, on fumait du gris et sans arrière-pensée... Et ferrer un cheval et remettre une tuile... Quant on ne peut plus faire, on peut dire et celui qui écoute ne perd pas son temps... Si j’en parle, c’est que c’est bien fini, tellement fini que personne ne s’en rappelle ! D’abord, il n’y a plus de bancs, plus de mouflets, sont à l’école à trois ans, à la garderie avant, et surtout plus de vieux ! On a inventé la retraite. C’est une bonne idée de savoir se retirer ! Mais quand on a un métier, un vrai métier, charcutier ou charron ou menuisier, pourquoi qu’on arrêterait de le faire tant qu’on est vaillant ? Pour profiter de la vie ! C’est quoi ça, profiter de la vie ? Vous ne savez pas que de toute façon on va mourir et que ce que vous appelez distraction, c’est bien ce qui nous distrait de la vraie nature des choses ? Et ce que vous appelez culture, qui veut nous cultiver, c’est l’inversion du vrai rapport, puisque nous sommes les cultivateurs et qu’aucun tableau ne remplace un coucher de soleil, aucune musique un chant de merle et aucun voyage à Carcassonne avec le club du troisième âge, une belote avec mon vieux copain et que rien ne vaudra jamais un conte de bonne femme avec le petiot de mon gars sur les genoux. Et le muguet qui fleurit dans le sous-bois... D’abord, il n’y a plus de village ! Ce sont des résidences secondaires, sont tous à la ville, les actifs ! Et justement, les retraités, ils quittent leur ville pour essayer de retrouver le calme du village, ils s’installent dans des résidences secondaires ! Si possible, bien isolées, parce qu’ils en ont assez de la promiscuité. Ce qui fait que lorsqu’ils quittent le troisième âge pour arriver au quatrième, il leur faut à nouveau déménager pour revenir en ville : peuvent plus rester isolés. Y a plus de commerçants dans les villages fleuris, faut aller au supermarché, faut une voiture, faut monter des marches. Donc, on revient en ville, dans plus petit bien sûr, en attendant la maison de retraite ou le maintien à domicile déductible des impôts payables en chèques emploi-service... Et on attend la mort, avec le magnétoscope, le DVD et l’ordinateur qui succède au Minitel et qu’il a bien fallu acheter ; et la télévision, tiens, vous l’avez regardée, vous, la télévision ? Et on arrive à quelque chose d’extraordinaire, d’impensable : ces vieux qui ne sont pas vieux, ils n’ont plus rien à apprendre aux mouflets, plus de contes de fées à leur raconter. Ils n’ont même plus de canne ! Ce sont les mômes qui leur parlent jeux vidéos et joy-stick et game over à ne pas dormir la nuit et qui leur apprennent à se servir du magnétoscope, et il faut toujours recommen- cer, ils ne comprennent rien ces vieux cons ! Au secours ! On nous vole notre vieillesse ! Qu’allons-nous devenir ? Et les jeunes, s’il n’y a plus de vieux ?
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Gentil lecteur, mon ami, mon frère, gentille lectrice, mon amie, ma sœur, ce livre, m’ont dit les éditeurs, n’est pas publiable. ArchivesTitres
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