J’avais décidé de faire l’Écosse, mais pour une fois, comme si j’avais vingt ans. Sac au dos, de bonnes chaussures cloutées, graissées, qui avaient appartenu à mon grand-père (de quoi percer les inévitables ampoules) et des sous dans la poche (parce qu’il ne faut quand même pas exagérer…), je suis parti.
L’avion jusqu’à Glasgow. Quand je pense que lorsque j’étais venu avec mes parents, il y a des siècles, on atterrissait parmi les vaches et les lapins… Du temps a passé. Saleté ! Puis, moitié stop, moitié bus, jusqu’à Fort William. L’automne était déjà assez avancé, mais le temps restait beau. Les feuilles d’automne… Ces pauvres habitants de l’équateur… Pensez donc, ils ne savent pas ce que c’est qu’un lever de soleil, qu’un crépuscule, que les arbres au printemps ou à l’automne ! L’Écosse s’était construite un peu, autour des villages. Mais la campagne, ou plutôt la lande, était toujours aussi déserte avec tous les dix miles non une borne romaine, mais une cabine téléphonique rouge, au milieu des moutons. Je pratiquais le Bed and Breakfast, le B&B. Toujours aussi accueillant mais nettement plus cher. C’est dû au gouvernement qui a fixé des normes de sécurité et de confort, dont le respect permet d’être dans les guides et de toucher des subventions. Bien sûr, la subvention allait dans la poche du tôlier, qui faisait les travaux avec son fils pendant l’hiver, et ses prix en conséquences. Mais inchangé le petit déjeuner, un vrai repas qui vous tenait jusqu’au thé de cinq heures et au prix où est la nourriture aujourd’hui… Mais toujours aussi bien accueilli. Surtout comme Français. La bonne vieille haine de l’Anglais nous unit toujours, même si la banalité du touriste est venue neutraliser tous ces sentiments. Et la télévision, les journaux ont apporté d’autres valeurs. Le temps s’était vraiment mis à l’automne. Petit crachin serré, qui n’a l’air de rien et qui vous mouille si bien. Heureusement, il ne faisait pas froid. Mon fidèle kabig breton me gardait sec. Sinon, il aurait fallu passer aux chandails soi-disant irlandais, très beaux jacquards, laine naturelle non lavée, pleine de suint, donc imperméable mais avec une odeur de chien mouillé difficilement supportable. Et puis ça gratte que c’est un plaisir ! Mes ampoules, elles, avaient compris qui était le chef ! Moi aussi ! Évitons le sujet. Je marchais devant les moutons bêlants, à tête noire, des Jacob – j’avais appris –, et puis les vaches rousses, petites, à longues cornes, des martiennes fraîchement débarquées ! Un pas après un pas après un pas, voilà Maleigh. Petit port au bord de rien, du large océan qui va à quelques îles et au-delà, à rien du tout. Des pêcheurs, leurs rafiots teuf teuf, les cageots de poisson sur le quai. Des chiens et des milliers de mouettes rieuses qui se foutent de nous et qui fondent sur les poissons dès la première minute d’inattention. Et pas un touriste, ni une boutique à touriste ! En été peut-être ? Mais heureusement, quelques pêcheurs. J’avais l’air suffisamment humain, pas trop américain, pour être conduit avec urbanité jusqu’au pub. Un whisky, de l’endroit sans doute, venant d’une cruche de grès, dans un petit verre tout droit, sans fioriture (il faut être sérieux !). Un vrai velours titrant au moins deux cents degrés, mais pas n’importe quels degrés, des degrés d’amour, de délicatesse, de finesse. Du pas du tout pour les touristes ! J’étais adopté tout de suite. Pourquoi ? Je ne le saurai jamais. Sans doute mes cheveux blancs, après tout, il faut bien que ça ait des avantages ! J’en profitais : un B&B pour passer la nuit ? Ça, on n’a pas ça ici, passée la saison. Les B&B sont tenus par des gens de la ville (entendez des Anglais) qui ont construit des maisons avec une ou deux pièces en plus et qui viennent, grâce à la manne touristique, passer des vacances gratuites ou même qui rapportent un peu. Mais nous les marins, les gens de la frontière entre terre, ciel et eau, en dehors du hangar à bateau qui ne va vraiment pas pour un gentleman, nous n’avons rien. Et une chambre dans le pub ? Non, malheureusement. Adopté, oui, mais pas assez ! Dans dix ans peut-être, mais d’ici là ? Mon adoption n’allait pas plus loin que le godet de whisky. Et payé de mes sous… Pas d’autre tournée que la mienne ! Je commençais à envisager de chercher un bateau pour voir si les îles avaient gardé leur réputation d’hospitalité. Et puis un barbu chenu a dit dans un anglais à la limite du compréhensible (heureusement que l’abus de la télévision a un peu gommé les rocailles !) :
Donc, hardi petit ! J’ai pris mon barda et j’ai commencé à grimper le petit sentier. Une route de terre pour les voitures partait de l’entrée du port. Mais de là où j’étais, le sentier des chèvres s’imposait. Tout aussi bien, parce que je voulais réfléchir un peu. L’auberge des Trois Frères, ça sonnait assez maçonnique. Un peu trop même, si on avait été en France. Mais ici… Dans de nombreuses petites villes et même dans de gros villages, j’avais vu des maisons avec des symboles maçonniques. Lors de ma première visite, avec mes parents, j’avais demandé à mon père ce que c’était et il m’avait dit : « Des temples maçonniques. En France, c’est secret, mais ici non. D’ailleurs, dans ces villages, on voit mal comment on pourrait garder secret des réunions régulières. Ils se connaissent tous, et les étrangers sont repérés, de surcroît ! » Ça m’avait suffi, je n’étais pas trop curieux à l’époque, du moins pas de ça. Depuis, je me suis rattrapé ! Donc, ça pouvait très bien être un lieu de réunion. Mais pas évident. L’homme n’avait pas dit the Three Brothers’Inn, mais the Inn of the Three Friars. Ce qui pouvait aussi bien se comprendre comme l’auberge des trois moines. Je n’avais pas souvenir de friars pour de frères autres que mendiants… Je suis arrivé quasiment sans m’en apercevoir, perdu dans mes pensées. Une porte de vieux chêne massif, un heurtoir de bronze en forme d’ancre marine, et une grande enseigne : la rocaille du vieux marin m’avait trompé ! L’auberge des Trois Bruyères, comme trois brins de bruyère peints à l’imposant corsage d’une imposante rousse, et au-dessus, Inn, The Three Briars, le démontraient. Au-dessus de la porte, le nom du propriétaire de la licence, Brian McBridge of McBridge. Donc un chef de clan. Mais jamais je n’avais entendu parler du clan McBridge ! Faut de tout pour faire un monde et puis il commençait vraiment à faire nuit et froid. Un dernier regard autour de moi et j’ai attrapé le heurtoir-ancre marine et j’ai frappé un grand coup. Je l’ai entendu résonner à l’intérieur, mais rien ne s’est passé. Merde ! Je n’allais pas passer la nuit là ! J’ai repris le heurtoir et j’ai frappé deux coups agacés. Là, la porte s’est ouverte et j’ai vu un ogre ! Un géant, deux mètres de haut, deux mètres de large, roux, velu barbu, en kilt (gris vert bleu, encore un tartan inconnu), qui m’a regardé de haut en bas et de bas en haut. Et son visage s’est éclairé et il m’a dit, en français en plus : « Que celui qui a frappé ces trois coups entre ! Il ne peut pas être entièrement mauvais, même s’il n’a pas fait exprès ! » Il s’est écarté pour me laisser passer et j’ai vu la grande salle, avec au fond une cheminée large et haute et un feu de tourbe, symbolique plus que chaud. Le bois est cher en Écosse, saletés d’Anglais ! Il m’a traîné jusqu’à un fauteuil devant le feu dans lequel il m’a propulsé et il s’est assis à côté de moi. Il m’a regardé et j’ai dit « Bonjour ! » Toujours poli, mais hésitant. Il me regardait toujours et il a plongé :
Et il m’a laissé. J’ai déballé mes affaires, me suis passé un peu à l’eau glacée, me suis fait un peu présentable dans la mesure du possible, et je suis descendu. Devant la cheminée, une grande soupière gardait le chaud tout contre la tourbe. Il est arrivé dès qu’il m’a entendu, m’a servi un grand bol et a complété avec une solide lampée de whisky d’une cruche en grès sur la table. Ça n’a pas traîné. J’avais faim, soif et froid ! Et il a parlé comme si on se connaissait depuis toujours. Et il n’a pas perdu de temps :
Il a beaucoup ri en se tapant sur les cuisses, a bu un bon coup directement à la cruche de grès, a craché dans le feu et a dit : « Pour nous, je ne te dis rien. Tu verras tout à l’heure ; on viendra te chercher. Tu comprends que nous ne pouvons pas te faire assister à nos travaux, même si l’envie ne m’en manque pas. Mais tu pourras quand même t’amuser un peu ! Repose-toi en attendant ! » Il s’est levé, est parti d’un coup dans la pénombre. Je suis resté au coin du feu, seule lumière dans cette pièce, la grande salle de l’auberge. J’avais fini la soupe. J’ai pris un peu de whisky et chaud à l’intérieur, un peu moins à l’extérieur, j’ai allongé mes pieds sur le bord de l’âtre et je me suis assoupi tranquillement.
Ils se sont tous levés, ont tiré leur claymore qu’ils ont dirigée vers moi et d’une seule voix ont dit :
La réponse leur a plu, les épées se sont relevées, je suis entré et, sur le signe du Maître, je suis allé m’asseoir à côté de lui. Et il a commencé :
« Ce que l’on ne sait pas, c’est que dans le silence de la nuit, aidé du fils que l’on ne connaît pas, il a rassemblé le raisin écrasé, la drèche, l’a enfermé dans un récipient auquel il a laissé une petite ouverture en biais, couverte d’un vase qui a recueilli la vapeur produite lorsqu’il a mis son appareil sur le feu, et la précipitant l’a fait retomber dans un autre vase. « C’était la première eau de vie, eau de jouvence, eau secrète. Nous l’appelons whisky aujourd’hui, en gaëlic uisge beatha, qui signifie bien eau de vie. Le symbolisme de cette opération qui de l’eau grâce au feu et au produit de la terre fait l’éther sacré, il est inutile que je te l’explique ! Les alchimistes de la Renaissance, hélas, ont reçu d’un frère dévoyé la connaissance de ce mystère que, grâce soit rendue à celui qui inspira le constructeur de l’arche, ils n’ont jamais compris. Mais c’est ainsi que la distillation devint à partir du XVII siècle un secret de polichinelle comme vous dites, je crois. Quant au fils inconnu, il est devenu, tu t’en doutes, le père des Celtes et l’ancêtre de notre famille. Nous nous appelons les fils du Pont, McBridge car nous sommes le pont qui unit les traditions. Nous nous appelons aussi les Gardiens de la Conscience, et aussi, nous poursuivons le traître qui a révélé le secret de l’eau de vie et a ainsi participé à l’avilissement de notre monde. Hélas ! « Maintenant, nous allons festoyer en ta compagnie, maigrement, les temps ne sont plus ce qu’ils étaient et nous allons partager l’eau de vie. « Demain, tu reprendras ta route et tu oublieras ce que tu dois oublier. Le reste, tu peux t’en souvenir. » Deux frères se levèrent, sortirent et revinrent portant un grand chaudron fumant. La bouillie d’avoine au whisky fumait dans les bols. Puis une grande coupe de bois, bien ancienne, circula de frère en frère, partageant la rude liqueur. Et puis j’ai compris que la politesse voulait que je les laisse continuer sans témoin. J’ai remercié comme il convenait, un frère m’a escorté jusqu’à la grande salle, encore éclairée, le feu de tourbe encore rouge et il m’a souhaité une bonne nuit. Il a ajouté : « Je crois que suivant votre désir, un moine chauffe votre lit. » Rassuré, je suis monté dans ma chambre, je me suis déshabillé, j’ai fait mes ablutions, je me suis glissé dans le lit effectivement tendrement chaud et deux bras aimables, doux et amoureux se sont enroulés autour de moi, et une adorable voix écossaise sûrement rousse, m’a dit : « Il paraît que vous craigniez d’avoir froid… Vous ne connaissez donc pas l’hospitalité des servantes écossaises ? Pourtant, vous êtes Français… » J’aurais pu, dû, prolonger mon séjour… Mais j’avais besoin de reprendre la route et de mettre mes idées en ordre. Et puis… N’était-ce pas un rêve ? Et un rêve, au réveil, est-ce encore un rêve ???
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Gentil lecteur, mon ami, mon frère, gentille lectrice, mon amie, ma sœur, ce livre, m’ont dit les éditeurs, n’est pas publiable. ArchivesTitres
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