Il y a un auteur que je crains bien oublier : j’ai regardé sur la base de données des libraires, le fameux 3615 Electre, et je ne l’y ai pas trouvé. Ce qui veut dire qu’aucun éditeur actuel ne l’édite. Donc…
Ce fut pourtant un grand et bon écrivain, romancier, journaliste et critique d’art, Pierre Mille. J’avais retrouvé par hasard dans ma bibliothèque un petit livre de lui qui doit me venir de mon père. Le titre est plein de promesses : Le Bol de Chine ou Divagations sur les Beaux-Arts, édité chez Georges Cres et C° en 1920 ou plus exactement en MCMXX. Et dedans, un article sur Cézanne, intitulé Celui qui ne réalisait pas. Il faut savoir que le verbe réaliser qui aujourd’hui veut dire comprendre, par contagion du sens anglais voulait dire à l’époque, en termes de Beaux-Arts, reproduire le réel. Et cela m’a éclairé sur l’art, ou plutôt sur l’Art. Reproduire le réel, quel programme ! Mais quel réel ? J’ai lu jadis Rabindranath Tagore, sur les canons de la Beauté, qui montre que pour être compris du « voyeur », il faut que l’art réponde à des critères objectifs que celui-ci pourra reconnaître. J’ai lu jadis également Emile Mâle, sur l’art religieux du XII siècle, montrant que la statuaire de nos cathédrales ne se comprend que si l’on connaît la Légende Dorée dont elle est l’illustration. Et il me semble évident qu’il faut un langage commun : il faut que le lecteur d’un livre ait appris à lire. Il faut que l’organisation des lettres en mots, en sons aussi, soit préexistante dans son système mental pour qu’il puisse rentrer dans le livre, dans la poésie, dans le texte en général. Il faut aussi d’autres choses, mais c’est le minimum requis. Sans cette capacité de lire, sans ce langage commun, il n’y aura que lettre morte. Reproduire le réel peut être un miroir, une photo dit- on aujourd’hui, mais peut aussi être l’intuition de quelque chose, un regard, un moment fugitif. Ce peut être souligné ou juste suggéré. Ce peut être évident ou caché. Cela peut faire appel à la déduction ou à l’intuition. Mais ce réel doit être là, dans un langage que nous puissions reconnaître en tant que tel. Si seul l’auteur sait, est-ce qu’il ne manque pas quelque chose ? Je connais un sculpteur qui fait des constructions de bois ou de métal, plaques, tiges, morceaux assemblés dont l’ensemble est esthétique et donne une impression de « il y a quelque chose ». Mais lorsque par hasard il s’exprime, pour une préface de catalogue ou une interview rare, car il n’aime pas parler, et qu’il peut dire le moment, le mouvement qu’il a ainsi saisi, le puzzle se met en place et on voit ! Et ensuite, on ne peut plus faire qu’on n’ait pas vu ! Mais avant ? Il faut avoir acquis ce langage commun qui hélas est devenu propre à chaque artiste, alors qu’avant, peut-être était-il commun à tous ? Et Cézanne ? Pierre Mille dit : « Réaliser : tel fut toute sa vie l’idéal de Cézanne, et plus sage que beaucoup de ceux qui l’admirent sans mesure, il savait qu’il n’y parviendrait point. Il en exprimait son désespoir avec cette candeur qui fait de lui, toutes choses qu’on lui puisse opposer, un être qu’on aimerait comme on aimerait une femme. » (…) J’en étais là de mes méditations quand je rencontrai Vollard. Je lui racontai ma visite rue de la Ville- L’Évêque et mon cri : « C’est Cézanne ! C’est exactement ce que j’ai vu dans un ouvrage qui reproduisait des essais de malades diabétiques, peintures ou dessins ». Il me répondit : – « Diabétique ? Mais il l’a été pendant vingt ans. Jusqu’à sa mort. » Alors le réel ? Quel réel ? Puisque chacun de nous le voit à travers ses propres yeux qui hélas ne sont pas parfaits ! L’un est myope, l’autre presbyte, l’un est diabétique, l’autre a le foie malade, celui-ci est daltonien… Et pourtant ! Chez Cézanne, ce que Pierre Mille admire, c’est en fait la vérité, l’authenticité de la recherche. Mais cela ne suffit pas ! Il faut aussi que dans la mesure de l’exactitude de ses outils, Cézanne soit dans le vrai. Un crayon gras et un crayon mince ne feront pas la même épaisseur de trait. Chacun correspondra à une vérité, aussi proche de la vérité que l’outil le permettra, dans la mesure de la précision de l’outil. De même, nos yeux, notre cerveau, nos connaissances, feront que nous serons plus ou moins proches du vrai. Et donc celui-ci sera multiple, car chacun d’entre nous le voit autrement. Mais il y a une petite part d’universel quelque part, dans le regard, dans le geste, dans le moment, dans la pensée et qui fait que nous pouvons espérer partager cette émotion fugitive qui est l’Art, et dont la recherche est le propre de l’Homme…
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Préface
Gentil lecteur, mon ami, mon frère, gentille lectrice, mon amie, ma sœur, ce livre, m’ont dit les éditeurs, n’est pas publiable. ArchivesTitres
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