Bon, mais c’est pas tout ça. Si j’en cause, c’est parce que je me suis réveillé ce matin en me posant une question : pourquoi ce que l’on appelle les œuvres d’art sont-elles signées ? C’est une vraie question, non ? On peut dire que les serviettes éponges sont démocratiques : elles correspondent à un besoin de s’essuyer exprimé par ceux qui l’expriment et elles ne font qu’essayer de satisfaire ce besoin. Si le besoin n’existait pas, on ferait autre chose. C’est ce qu’ont fait les porteurs d’eau quand ils ont dû se reconvertir. Quitte à essayer de créer le besoin, comme avait fait celui qui avait parsemé les chemins de chardons pour obliger les autochtones à lui acheter ses chaussures, eux qui étaient si contents pieds nus. C’est du moins ce que raconte O’Henry, mais je le connais : il raconte très bien, mais n’a pas dû l’inventer. Pour l’œuvre d’art, si c’est un besoin qu’elle satisfait, c’est un besoin immatériel, un besoin philosophique, un besoin inexprimable et inexprimé. Pendant des siècles et des siècles, ce besoin a été satisfait par un artisanat artistique. Artisanat très souvent signé : les poteries grecques, les tuiles romaines portent souvent la marque de l’atelier producteur. Il faut dire que l’argile s’y prête. C’est plus difficile sur un objet de métal qui d’ailleurs ne nous parviendra bien souvent qu’en état moyen. Ce que les assureurs appellent un état d’usage, pour faire jouer une clause de vétusté ! Vous pensez bien, après trente siècles, on ne va pas vous le rembourser au prix du neuf ! Mais si cet artisanat est signé, c’est de nouveau du domaine du marketing : c’est une publicité qui va permettre de le distinguer du mauvais produit de la concurrence et donc d’en vendre d’autres. L’art ne mange pas de ce pain-là ! Il y a un truc, ce sont les compagnons. Les compa- gnons du Tour de France, bien sûr. Ils ont une marque et la mettent sur leur œuvre. Oui, mais souvent ils la mettent à un endroit où elle ne se voit pas, ou alors ils la cachent pour que visible elle soit invisible. Et sinon, ils se font gronder, comme à Vézelay, où vraiment il y en a trop ! Mais le travail du compagnon n’est pas isolé : c’est une pierre dans le grand mur du temple. D’ailleurs, on ne peut pas partager son pain avec soi- même, puisque c’est l’étymologie de compagnon. Et dans cet ensemble, on peut comprendre qu’il puisse avoir la fierté de dire : ça, c’est moi ! Puisque l’homme est l’œuvre et que l’œuvre est l’homme. Mais seuls les compagnons le sauront… D’ailleurs, eux seuls pourront lire sa marque. Et sa marque ne dit pas que son nom, elle dit aussi d’où il vient, qui il est et puis il n’est peut- être pas seul à avoir cette marque ! Vous imaginez la joie des historiens s’ils découvraient le grand registre des marques de compagnons, comme les marques du bétail dans les ranches du Far West ? Non, l’artiste c’est différent, puisque l’œuvre doit vivre par elle-même ! N’est-elle pas une parcelle d’éternité qui existe parce qu’elle ne pouvait pas ne pas exister, parce que quelqu’un, homme ou femme, d’ici ou d’ailleurs, la portait en lui et devait en accoucher et qu’il ne pouvait en être autrement ? Et une fois qu’elle est née, n’a-t-elle pas sa propre vie, sur les murs d’une chaumière, d’un palais ou d’un musée suivant sa destinée, sa vie de création, devenue indépendante, dont le cordon ombilical a été coupé ? Ou bien le cordon ombilical existe toujours et une exposition rétrospective viendra montrer l’évolution ? Et quelle étrange chose, que de dire ce jaune est ce jaune parce qu’il était diabétique et que sa vision de diabétique lui faisait voir ce jaune ? Cette affaire n’est pas claire. L’Homme vit aussi de reconnaissance. Le regard de ses frères reflète le sien, sans leur regard il est lui-même aveugle… Si mon miroir ne me voit, je ne me vois pas… Comment mon tableau serait-il dans un musée sans que je sois avec lui ? Donc, pour que j’y sois, il faut bien que je signe. Et je participe ainsi de la part d’éternité qu’il contient. Vanité ? Reconnaissance ? Mes enfants portent bien mon nom!
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Préface
Gentil lecteur, mon ami, mon frère, gentille lectrice, mon amie, ma sœur, ce livre, m’ont dit les éditeurs, n’est pas publiable. ArchivesTitres
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