Le roi Schahriar fut un grand roi. Il régna sans partage sur son royaume des îles de l’Inde et de la Chine. Il était roi sur ce que les rois sont généralement rois : des pays immenses, peuplés de marchands, de paysans, d’artisans sans pareils et d’armées sans nombre. Sur des richesses sans égales, sur des villes qui faisaient l’admiration de tous. Et ses palais étaient magnifiques. Il avait un frère, roi comme lui, mais de Samarkand la belle. Et ses possessions étaient innombrables. Il se nommait Schahzaman. Un jour d’entre les jours, Schahzaman eut le désir de rendre visite au roi son frère. Il partit de Samarkand la belle avec une suite peu nombreuse. Entre frères, l’apparat est inutile. Par contre, il emporta des cadeaux, peu, mais de choix. Après une journée de route, il se rappela qu’il avait oublié dans le coffre sous son lit un précieux cadeau. Il dit à sa suite ainsi qu’il convient :
Il reprit sa route et arriva sans autre péripétie chez son frère. Le souvenir de ce qu’il avait entendu troublait son cœur et son plaisir. Mais qu’y faire ? Un jour d’entre les jours, il resta au palais à méditer sur cette terrible chose et Schahriar alla à la chasse. Or, sous les fenêtres de la chambre de Schahzaman était un grand bassin, entouré de rosiers épanouis, où les oiseaux venaient boire et les biches s’abreuver. Il entendit du bruit, des rires, des jeux d’eau et de soleil et alla regarder par sa fenêtre. Et il vit ce qu’il n’aurait pas dû voir, la belle sultane, épouse de son frère, entourée de ses suivantes et de ses suivants et faisant ce qu’elle n’aurait pas dû faire. Au lieu de se dire que l’inévitable n’est que l’inévitable, il se réjouit de ne pas être seul dans ce malheur et quand Schahriar rentra avec de nombreux trophées, biches et sangliers, il lui raconta toute l’histoire, et la sienne. Schahriar lui dit, en roi sage :
Ils entendirent un grand bruit et, à la fois curieux et effrayés, se cachèrent. Et ils virent un djinn d’entre les djinns, avec de grandes cornes redoutables, qui portait un grand coffre. Il s’installa sur le bord de la mer, ouvrit le coffre, en sortit d’abord de merveilleux tapis, puis une aiguière d’or remplie d’eau de rose, des confitures alléchantes et enfin une sultane plus que belle. Il s’allongea et s’endormit. La sultane avait vu nos deux rois. Elle les appela et leur dit :
Et elle dit :
Et Schahriar dit :
Mais il est dit que Schahriar, poussé par sa destinée, décida d’épouser tous les soirs une nouvelle dame et de la tuer au réveil pour être sûr que ses besoins de diversité amoureuse restent insatisfaits. Ce roi était bizarre : imaginez une femme chaque jour, 360 chaque année, 3 600 pour 10 ans... La population d’une ville. Et comment assurer ainsi l’avenir de la dynastie ? Comment le croire ? Mais il est écrit aussi que la très sage Schahrazade voulut sauver ses sœurs de ce destin, se fit épouser et grâce à ses talents de conteuses, réussit durant mille et une nuits à captiver ce roi et ainsi à se rendre indispensable et à lui montrer qu’une parfaite épouse pouvait trouver la diversité nécessaire à l’âme humaine dans les contes et les belles légendes, et même la faire partager. Heureusement ! Et ces contes sont les merveilleux contes des mille et une nuits qui font la joie des grands enfants et avec un peu de censure, des petits aussi, traduits par Mardrus et bien d’autres avant lui et bien d’autres après lui. C’est l’histoire et c’est la tradition et nul n’ignore ces contes ! Mais il est temps de dire la vérité qui est un peu différente... Vérité transmise de mère en fille dans la redoutable famille des descendantes de Schahrazade, vérité que les hommes ne devaient pas savoir, car il faut que les hommes aient peur de leurs femelles aux griffes d’épouvante mais croient aussi qu’ils peuvent les dominer. Donc il était un roi, roi du temps, roi de l’espace, roi des hommes, roi des bêtes, dans son royaume lointain, dans ces montagnes rebelles qui séparent deux mondes d’une barrière infranchissable. Et ce roi était heureux. Et il n’était pas marié. Et il n’avait pas de frère. Mais il avait un grand vizir, Premier ministre, qui le secondait dans les charges du royaume. Et ce grand vizir avait une fille, belle comme le jour, savante comme la nuit, douce comme le miel et têtue comme l’âne ! Et elle voulait épouser le roi et devenir la sultane de ce pays qui lui convenait si bien, tendre et dur, obéissant et rebelle, doux et fort comme elle. Mais comment convaincre le roi lorsqu’on est une femme et que la préséance et les bonnes manières vous empêchent de faire le premier pas et avec un père qui trouvait déjà beau d’être Premier ministre ? Un jour d’entre les jours, vint à la capitale de ce royaume une troupe de baladins, venue des contrées lointaines, d’au-delà de l’Indus, peut-être... Ces baladins avaient des costumes merveilleux, des armes magiques, une agilité hors du commun et la connaissance des secrets des hommes et des dieux et le pouvoir de les montrer et de faire croire aux rêves. Et le roi voulut les voir. Ils vinrent au palais et le roi, généreux, fit venir tous ceux qu’il jugea digne de ce spectacle d’entre les spectacles. Et bien sûr, le grand vizir était là, à la droite du roi, et Schahrazade était là, à la gauche du roi. Et les baladins, après de nombreux tours de magie et d’adresse (c’est souvent la même chose) qui faisaient frissonner le roi et ses hôtes, les baladins représentèrent la belle histoire du djinn amoureux et de la belle houri, qui conformément aux ordres divins, bien qu’éternellement vierge, savait pourtant prouver son amour à ses innombrables amants, de par sa nature et aussi, il faut bien le dire, pour mettre en émoi les spectateurs haletants. Et l’histoire est belle, la houri magnifique de charme, le djinn terrifiant et le roi fut très impressionné. Et, rentré dans sa chambre, gardé comme le roi Salomon par quarante gardes d’entre les vaillants, l’épée au côté, contre les terreurs de la nuit, il s’endormit et rêva de choses agréables mais aussi terrifiantes. Et les terreurs n’étaient pas de celles qu’on écarte par le fer. Les rêves l’emportèrent sur leurs ailes transparentes et il revit les baladins, mais il était l’amant de la belle houri et désespéré de son infidélité, il souffrit comme on ne peut souffrir qu’en rêve. Et au réveil, en sueur et tremblant, il fit appeler la belle Schahrazade qui vint inquiète mais pleine d’espoir. Et il dit :
« Et je ne peux supporter de ne pas t’avoir dans mes bras et je ne peux supporter que tu sois à d’autres. Je vais donc t’épouser et te faire exécuter demain matin. Ainsi, tu seras à moi et à personne d’autre. » Schahrazade fut quand même un peu étonnée. Elle médita un petit moment et elle dit :
Et comme il vit son regard hésitant, il ajouta :
Schahrazade ne se le fit pas dire deux fois. Elle fila chez elle comme le vent et monta dans la chambre de sa vieille nourrice qui la prit dans ses bras. Il faut savoir que sa vieille nourrice était une femme d’une laideur incommensurable, savante dans la sorcellerie de son pays d’au-delà du fleuve Sénégal, mais qu’elle aimait par-dessus tout sa chère Schahrazade. Et elle vit le trouble dans lequel était Schahrazade et rien ne l’aurait arrêtée pour aider ou peut-être même sauver, qui sait, sa Schahrazade. Celle-ci lui parla à l’oreille et nul autre que la vieille n’entendit ce que dit Schahrazade. Mais la vieille sourit et lui dit :
Celles-ci furent magnifiques, mais discrètes et les nouveaux époux se retirèrent pour la nuit. Lorsque Schahriar épuisé s’endormit enfin, elle souffla délicatement sur ses paupières la poudre d’or qui fait dormir. Et le sommeil le plus merveilleux, le plus propice, s’empara de son esprit. Lorsque ce fut fait, elle mit le voile que sa nourrice lui avait donné, et ainsi protégée, elle alluma dans un petit pot l’herbe qui fait rêver. Et elle murmura les paroles magiques qui guident les rêves et le nuage de la plus parfaite illusion entra par les oreilles, les narines, tous les pores de la peau et même par la chevelure et pénétra ainsi l’esprit du roi. Et ce qu’elle lui dit, seule une femme d’une laideur incommensurable, venue d’au-delà du fleuve Sénégal aurait pu le dire. Mais on peut penser qu’il y avait des crocodiles sacrés, des tapis volants et des bagues magiques, et bien d’autres choses, sans doute.
Pendant ce temps, Schahrazade alla embrasser sa nourrice, tout lui raconter, et refaire sa provision de poudre d’or et d’herbe à rêver. Et c’est ainsi que durant non pas mille et une nuits, mais une longue semaine, Schahrazade fit croire à Schahriar qu’elle lui contait de merveilleuses histoires qui lui permettait d’affronter le jour sans peur. Et au bout d’une semaine, le réel qui cachait l’illusion avait vaincu l’illusion qui cachait le réel. Et Schahriar ne voyait plus que son amour pour sa merveilleuse sultane qui de temps en temps allait chercher chez sa nourrice un peu du sortilège du bonheur du couple... Et ils eurent beaucoup d’enfants. Le grand vizir était très content. Et Schahrazade confia son secret à ses filles et leur fit jurer de ne jamais le communiquer à un homme, ces fous qui prennent leurs craintes secrètes pour de pauvres réalités et qui ont tellement de mal à reconnaître le bonheur lorsque qu’il est là et qui surtout ont tellement peur des femmes... Mais le secret a dû percer un jour, mais bien sûr, incompris, le voile juste assez levé pour permettre à un poète de faire de si beaux contes qui font la joie des enfants (lorsqu’on enlève certaines parties...) et des grands. Et c’est très bien ainsi. Mais le temps a passé. Le monde n’est plus le même. Et maintenant que de l’illusion ou du réel, du réel ou de l’illusion, personne ne peut s’y retrouver, que le pouvoir des femmes sur les hommes est devenu aussi illusoire que le pouvoir des hommes sur les femmes, ou aussi réel, et que maintenant la poudre d’or est introuvable et que l’herbe à rêver au contraire est trop facile à trouver, que les sortilèges n’étonnent plus que les vieillards, il est temps de faire connaître la véritable histoire de la belle Schahrazade et du roi Schahriar.
0 Commentaires
Laisser une réponse. |
Préface
Gentil lecteur, mon ami, mon frère, gentille lectrice, mon amie, ma sœur, ce livre, m’ont dit les éditeurs, n’est pas publiable. ArchivesTitres
Tout
|