Avez-vous déjà vendu des serviettes éponges ? Je dis des serviettes éponges, mais j’aurais pu dire des chaussettes ou des petits pois…
Mais, bon, je suis parti sur les serviettes éponges. On croirait que c’est simple, et bien pas du tout ! Bien sûr, tout le monde sait que pour faire un tissu il faut une chaîne et une trame. Mais ça, ça fait une toile. Il peut y avoir un dessin, ça s’appelle une armure, comme pour les chevaliers. Est-ce la même étymologie ? je n’en sais rien ! Ceci dit, il est bizarre de penser que pour que les choses existent, il faut qu’elles aient un nom. Est-ce pour cela qu’au paradis Adam eut la lourde tâche de tout nommer ? Je n’en sais toujours rien ! Donc, l’éponge. Alors, il faut une chaîne et une trame, c’est le fondamental. Mais, pour faire la boucle il faut une deuxième chaîne, avec une tension beaucoup plus faible que la chaîne de fond. Et chaque fil de cette chaîne va faire une boucle en haut, une boucle en bas, une boucle en haut, une boucle en bas et ainsi de suite, comme du tricot. Et l’alternance de ces fils fera croire que les boucles sont à la fois toutes en haut et toutes en bas. C’est assez malin. Mais tirez sur une boucle : tout le fil viendra ! Rien ne le tient. Faut pas accrocher une serviette éponge à un clou qui traîne là où il ne devrait pas ! Donc, comme tout, faut connaître. Et quand on réussit, on est fier de la belle ouvrage, même si les machines sont devenues automatiques et si c’est elles qui vous disent ce que vous devez faire ! Et encore, je ne vous parle pas du dessin jacquard ! C’est encore une histoire !
Alors, la serviette éponge faite, faut la vendre. Quand je dis la serviette éponge, je pense les mille ou les dix mille ou les cent mille serviettes éponges : une chaîne, ce n’est pas un mètre, c’est cent ou mille mètres, ou plus encore ! Et le métier, il a sa largeur : des serviettes, il en fait dans la largeur ! Plus ou moins, suivant qu’elles sont tissées en large ou en long. Enfin, c’est encore une histoire.
Alors, faut la vendre. Supposons qu’on ait le client, qu’il ait envie d’acheter, qu’il ait des sous (pas oublier, faut qu’il puisse payer, parce qu’autrement, y a rien de fait !). Et bien maintenant, faut le convaincre que c’est ma serviette éponge, la seule, l’unique, dont il ait besoin. Parce que nous sommes combien à essayer de lui vendre des serviettes ? Et de tous les pays encore ! Et si on y pense, les serviettes, elles sont toutes pareilles ! Les dessins changent, la qualité aussi, épaisses, minces, lourdes, légères, c’est la mode. Mais comme la mode est la même pour tout le monde, elles sont toujours toutes pareilles. La mode est idiote en plus : en ce moment, faut qu’elles soient épaisses. Mais plus elles sont épaisses et moins elles essuient. Mais sont-elles là pour essuyer ou pour décorer la salle de bain ? C’est encore une histoire, la mode… Donc, elles sont toutes pareilles. Alors le prix ? Ben, les prix, sont aussi tous pareils ! Le prix de revient, il est le même pour tout le monde. Le coton, c’est le coton. Y a un cours mondial. Bien sûr il y a des qualités différentes et le client ne le voit pas toujours. Et d’ailleurs, il s’en fiche. Mais bon, en gros c’est pareil : faut des fibres qui absorbent. Faut quand même pas trop se moquer du monde. Le fil, c’est le fil. Une filature, c’est des machines, y a plus personne dans une filature ! Un tissage, c’est pareil, y a plus personne dans un tissage ! La confection ? Faut un petit ourlet, oui. Mais y a des machines qui font ça au kilomètre. Le gant de toilette, ça c’est un truc : il est fabriqué à l’envers, faut le retourner et ça c’est de la main d’œuvre. Et puis, y a que la France qui utilise ce truc bizarre où on met la main : les autres, c’est un carré. Quand j’étais petit, on appelait ça une lavette. Sans vouloir insulter personne.
Alors, qu’est-ce qui va faire la différence ? Et bien y a le marketing. C’est tout ce qui aide à la vente : présentation dans une belle boîte, ou sur un cintre (une serviette sur un cintre, on aura tout vu !), avec une étiquette en or, et une marque Serviette de l’Archiduchesse parce que toujours sèche et de la publicité pour la faire connaître. Et ça coûte cher. Et donc le prix monte. Mais la serviette, elle sera plus facile à vendre, faut y penser. Donc, le client est pas contre, s’il connaît déjà la marque. C’est le problème des avocats formulé par notre ami Eugène Labiche : pour plaider faut être connu et pour être connu, faut avoir plaidé.
Et puis, y a le pouvoir de persuasion de mon client : ça s’appelle le pouvoir de négociation. Jusqu’où va-t-il me persuader de perdre des sous ? Ça a l’air idiot, pourquoi j’accepterais de perdre des sous ? Simplement parce qu’autrement, je n’existe pas s’il n’achète pas ma belle serviette. Je ne vais pas en faire des conserves ! Et c’est mon métier, c’est ce que je sais faire ! Faut bien la vendre ! Il faut donc qu’il arrive à me faire croire que je vais tout juste perdre un tout petit peu et que peut-être, je vais trouver le moyen d’économiser un peu quelque chose quelque part. Sur la qualité du coton, par exemple ? Sur la hauteur de la boucle ? Un tout petit centime qui va me permettre de continuer ? Et si je me trompe ? Pas compliqué, je change de métier. Chômeur par exemple. Et lui, il trouvera une autre poire ! Ah, bien sûr, si ma serviette était unique, ce serait différent, il en aurait besoin, parce que la mode lui ferait l’obligation de l’avoir. Je pourrais alors résister aux sirènes du bon de commande à prix idiot… Donc, je vais essayer d’anticiper sur la mode. Et si je me plante ? Ce ne sera pas pire ! Par contre, il va me falloir des sous pour chasser la mode, payer des stylistes, faire des essais (n’oublie pas, pour faire une serviette, faut en faire mille !). Mais pourquoi y a une mode ? Ben, pour nourrir le système, bien sûr ! C’est le truc qui se mord la queue ! Le moyen d’échapper à ça ? Être fonctionnaire, bien sûr ! Ou banquier. Et encore, banquier aujourd’hui, parce que quand le métier de banquier a été créé, c’était bien pareil quelque part. Ça s’appelle la concurrence, même la libre concurrence. Pour empêcher ce cirque, on a eu l’idée de me protéger avec des frontières, des droits de douane, des réglementations des produits faites pour moi, des trucs comme ça. Et même des corporations, des numerus clausus (quel est le pluriel ? numeri clausi ?), enfin, tous les murs qui empêchent mon voisin de venir manger mes poires ! Et puis on s’est aperçu que moi aussi j’avais un voisin et que j’avais envie de manger ses poires, ou d’aller vendre dans le pays d’à côté. Alors, on a supprimé toutes ces barrières au développement et me revoilà dans la fosse aux lions ! C’est encore une histoire, parce qu’il y a plein de conséquences dans tous les sens. Mondialisation, développement durable, mots magiques… Mais la vérité, je vais vous la dire : je suis joueur ! J’aime le risque ! J’aime tout parier sur un coup de dé, j’aime la roulette russe ! Et moi, l’être humain, j’aime penser que je vais toujours gagner. J’ai la martingale infaillible… Comme si je ne savais pas au fond de moi que c’est toujours la banque qui gagne en fin de compte. La banque, la mort, quoi ! Mais je vais me refaire au prochain coup ! Sinon moi, du moins mes enfants…
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Préface
Gentil lecteur, mon ami, mon frère, gentille lectrice, mon amie, ma sœur, ce livre, m’ont dit les éditeurs, n’est pas publiable. ArchivesTitres
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